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Ordynov voulut l’en empêcher, mais elle joignit les mains en le priant en grâce de l’écouter. Puis de nouveau, avec un trouble grandissant, elle se mit à parler. Son récit était haché. Dans ses paroles grondait l’orage de son âme. Mais Ordynov comprenait tout parce que sa vie était devenue la sienne, ainsi que sa douleur, et parce que son ennemi se dressait déjà devant lui, grandissait à ses yeux à chacune de ses paroles et, comme avec une force inépuisable, oppressait son cœur et riait de sa colère. Son sang troublé affluait à son cœur et obscurcissait ses pensées. Le vieillard méchant de son rêve (Ordynov le croyait) était en réalité devant lui.

«C’était par une nuit comme celle-ci», commença Catherine, «seulement plus orageuse. Le vent soufflait dans la forêt comme je ne l’avais jamais encore entendu souffler… Ou peut-être est-ce parce que, de cette nuit-là, date ma perte!… Sous ma fenêtre, un chêne fut brisé… Un mendiant, un vieillard tout blanc qui vint chez nous, nous assura qu’il avait vu ce chêne, quand il était encore enfant, et qu’il était alors aussi grand qu’au moment où le vent l’abattit…

» Cette même nuit – je me rappelle tout comme si c’était maintenant – les bateaux de mon père furent détruits par la tempête, et mon père, bien que malade, se rendit aussitôt au bord du fleuve, dès que les pêcheurs accoururent le prévenir, chez nous, à l’usine. Moi et ma mère nous restâmes seules. Je somnolais. J’étais triste et pleurais amèrement… Je savais pourquoi… Ma mère venait d’être malade, elle était pâle, et me répétait à chaque instant de lui préparer son linceul. Tout à coup, on frappa à la porte cochère. Je bondis. Mon sang afflua à mon cœur. Ma mère poussa un cri… Je ne la regardai pas… J’avais peur… Je pris la lanterne et allai moi-même ouvrir la porte… C’était lui!… J’eus peur. J’avais toujours peur quand il venait chez nous. C’était ainsi dès mon bas âge, d’aussi loin que je me souvienne… À cette époque il n’avait pas encore de cheveux blancs; sa barbe était noire comme du goudron; ses yeux brillaient comme des charbons, et, pas une seule fois, il ne m’avait regardée avec tendresse… Il me demanda si ma mère était à la maison. J’ai refermé la porte et lui ai répondu que mon père n’était pas à la maison. «Je le sais», me dit-il, et, tout à coup, il m’a regardée de telle façon… C’était la première fois qu’il me regardait ainsi. Je m’en suis allée; il restait immobile. «Pourquoi ne vient-il pas?» me disais-je… Nous entrâmes dans la chambre. «Pourquoi m’as-tu répondu que ton père n’était pas là quand je t’ai demandé si ta mère y était?» questionna-t-il. Je me tus…

» Ma mère était effrayée. Elle se jeta vers lui… Il la regardait à peine. Je voyais tout. Il était tout mouillé, tremblant; la tempête l’avait poursuivi pendant vingt verstes… D’où venait-il? Ma mère ni moi ne le savions jamais. Nous ne l’avions pas vu depuis déjà neuf semaines… Il ôta son bonnet et se débarrassa de ses moufles… Il ne priait pas les icônes, ne saluait pas les maîtres du logis… Il s’assit près du feu…»

Catherine passa la main sur son visage comme si quelque chose l’étouffait. Mais, une minute après, elle releva la tête et continua:

«Il se mit à parler à ma mère, en tatare. Ma mère savait cette langue; moi je ne comprenais pas un mot. Parfois, quand il venait, on me renvoyait… Maintenant, ma mère n’osait pas dire un mot à son propre enfant… Le diable achète mon âme et moi, contente, je regarde ma mère. Je vois qu’on me regarde, qu’on parle de moi… Ma mère se mit à pleurer… Il saisit son couteau. Plusieurs fois déjà, il lui était arrivé devant moi de saisir un couteau quand il parlait à ma mère. Je me levai et me cramponnai à sa ceinture… Je voulais lui arracher son couteau. Lui grince des dents, crie et veut me repousser… Il me donne un coup dans la poitrine, mais ne me fait pas reculer. Je pensais que j’allais mourir sur place… Mes yeux se voilèrent. Je tombai sur le sol sans pousser un cri… et je regardai tant qu’il me resta la possibilité de voir… Il ôta sa ceinture, releva la manche du bras qui m’avait frappée, prit son couteau et me le donna: «Coupe-le, fais ce que tu veux, puisque je t’ai offensée, et moi, le fier, je me prosternerai devant toi.» Je remis le couteau dans sa gaine… J’étouffais… Je ne le regardais même pas. Je me rappelle que j’ai souri sans desserrer les lèvres et que j’ai regardé sévèrement les yeux tristes de ma mère… Ma mère était assise, pâle comme une morte…»

Ordynov écoutait attentivement ce récit embrouillé. Peu à peu le trouble de Catherine se dissipait. Son débit devenait plus calme; les souvenirs entraînaient la pauvre créature et dispersaient son angoisse sur l’immensité du passé.

«Il mit son bonnet et sortit sans saluer. Je pris de nouveau la lanterne pour l’accompagner à la place de ma mère qui, quoique malade, voulait le reconduire. Nous arrivâmes à la porte cochère. Je me taisais. Il ouvrit la porte et chassa les chiens. Je le regardai. Il ôta son bonnet et s’inclina profondément devant moi. Je le vois ensuite qui met la main dans son gousset et en tire un petit écrin recouvert de velours rouge, qu’il ouvre. Je regarde. Ce sont de grosses perles. Il me les offre: «J’ai une belle non loin d’ici», me dit-il, «c’est pour elle que je les apportais, mais ce n’est pas à elle que je les remets. Prends, ma jolie, orne ta beauté, écrase-les sous tes pieds, si tu le veux, mais prends-les.» Je les pris mais ne les écrasai pas. C’eût été trop d’honneur… Je les pris comme un serpent, sans dire pourquoi je les prenais. Je retournai dans la chambre et les mis sur la table, devant ma mère.

» Ma mère resta un moment sans mot dire, toute pâle, comme si elle avait peur de me parler, puis: «Qu’est-ce que c’est, ma petite Catherine?» Et moi je répondis: «C’est pour toi que ce marchand les a apportées… Moi j’ignore…» Je la regardai. Elle fondit en larmes: «Ce n’est pas pour moi, Catherine, ce n’est pas pour moi, méchante fille. Ce n’est pas pour moi.» Je me rappelle avec quelle tristesse elle prononça ces paroles. Comme si son cœur se fendait. Je levai les yeux… Je voulais me jeter à ses pieds. Mais, soudain, le diable me souffla: «Eh bien, si ce n’est pas pour toi, c’est probablement pour mon père. Je les lui donnerai quand il rentrera. Je lui dirai que des marchands sont venus et ont laissé cette marchandise…» Alors ma mère se mit à sangloter: «Je lui dirai moi-même quels marchands sont venus et pour quelle marchandise… Je lui dirai de qui tu es, fille bâtarde!… Désormais tu n’es plus ma fille! Tu es une vipère. Tu es une fille maudite!» Je me taisais. Mes yeux étaient sans larmes comme si tout était mort en moi! J’allai dans ma chambre et, toute la nuit, j’écoutai la tempête et pensai…

» Cinq jours s’écoulèrent. Vers le soir du cinquième jour mon père arriva, les sourcils froncés, l’air courroucé. Mais en route la maladie l’avait brisé. Je regarde: son bras était bandé. Je compris que son ennemi s’était trouvé en travers de sa route. Je savais aussi quel était son ennemi. Je savais tout. Il ne dit pas un mot à ma mère, ne s’informa pas de moi, et convoqua tous les ouvriers. Il donna l’ordre d’arrêter le travail à l’usine, et de garder la maison du mauvais œil. À ce moment mon cœur m’avertit qu’un malheur menaçait notre maison. Nous restions dans l’attente. La nuit passa. Encore une nuit d’orage; et le trouble envahissait mon âme. J’ouvris ma fenêtre. Mon visage brûlait, mes yeux étaient pleins de larmes, mon cœur était en feu. J’étais tout entière comme un brasier; j’avais envie de m’en aller loin, au bout du monde, là où naît l’orage. Ma poitrine se gonflait… Tout à coup, très tard, je dormais, ou plutôt j’étais dans une sorte de demi-sommeil, quand j’entendis frapper à ma fenêtre: «Ouvre!» Je regarde… Un homme est monté jusqu’à ma fenêtre à l’aide d’une corde. Je le reconnus aussitôt. J’ouvris ma fenêtre et le laissai entrer dans ma chambre. C’était lui! Il n’enleva pas son bonnet. Il s’assit sur un banc, tout essoufflé, pouvant à peine respirer, comme s’il avait été poursuivi. Je me mis dans un coin. Je me sentais pâlir…