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Ordynov s’assit.

– Vois-tu quelle sœur tu as! continua le vieillard en riant et laissant voir deux rangées de dents blanches, saines. Amusez-vous, mes amis! Eh bien, Monsieur! ta sœur est-elle jolie?… Dis, réponds… Regarde comme ses joues brillent. Mais regarde donc! Admire la belle… Fais voir que ton cœur souffre…

Ordynov fronça les sourcils et regarda le vieillard avec colère. Celui-ci tressaillit sous ce regard. Une rage aveugle bouillonnait dans la poitrine d’Ordynov. Un instinct animal lui faisait deviner un ennemi mortel. Cependant il ne pouvait comprendre ce qui se passait en lui. La raison lui refusait son aide.

– Ne regarde pas! prononça une voix derrière Ordynov.

Il se retourna.

– Ne regarde pas, ne regarde pas! te dis-je. Si c’est le démon qui te pousse, aie pitié de ta bien-aimée, disait en riant Catherine. Et tout d’un coup se campant derrière lui, elle lui ferma les yeux avec ses mains, mais elle les retira aussitôt et s’en couvrit le visage: la rougeur de ses joues transparaissait, à travers ses doigts. Elle ôta ses mains et, toute rouge, essaya de rencontrer directement et sans gêne leurs sourires et leurs regards curieux. Mais les deux hommes demeuraient graves en la regardant: Ordynov, avec l’étonnement de l’amour, comme si, pour la première fois, une beauté aussi terrible avait percé son cœur; le vieillard, avec attention et froidement. Rien ne s’exprimait sur son visage pâle; seules ses lèvres bleuies tremblaient légèrement.

Catherine s’approcha de la table. Elle ne riait plus. Elle se mit à ranger les livres, les papiers, l’encrier, tout ce qui se trouvait sur la table, et les posa sur la tablette de la fenêtre. Sa respiration était devenue plus rapide, saccadée et, par moments, elle aspirait profondément, comme si son cœur était oppressé. Sa poitrine se soulevait et s’abaissait lourdement, telle une vague. Elle baissait les yeux, et ses cils noirs brillaient sur ses joues comme de fines aiguilles.

– Une reine! fit le vieillard.

– Ma bien-aimée, murmura Ordynov, tressaillant de tout son corps.

Il se ressaisit en sentant sur lui le regard du vieillard. Ce regard brilla pour une seconde comme un éclair, avide, méchant, froid et méprisant. Ordynov voulait s’en aller, mais il se sentait comme cloué au sol par une force invisible. Il s’assit de nouveau. Parfois il se serrait les mains pour contrôler son état de veille, car il lui semblait qu’un cauchemar l’étranglait, qu’il était le jouet d’un rêve douloureux, maladif. Mais, chose étonnante, il ne désirait pas s’éveiller.

Catherine enleva de la table le vieux tapis, puis ouvrit un coffre d’où elle sortit un tapis richement brodé de soie claire et d’or et en couvrit la table. Ensuite elle prit dans l’armoire une cave à liqueurs ancienne, en argent massif, ayant appartenu à son arrière-grand-père, et la plaça au milieu de la table; puis elle prépara trois coupes d’argent, une pour l’hôte, une pour le convive et une pour elle. Après quoi, d’un air pensif, elle regarda le vieillard et Ordynov.

– Alors, qui de nous est cher à qui? dit-elle. Si quelqu’un n’a pas de sympathie pour l’autre, celui-là m’est cher et il boira sa coupe avec moi… Quant à moi, vous m’êtes chers tous deux, comme des proches. Alors buvons ensemble pour l’amour et pour la paix!…

– Buvons et noyons dans le vin les pensées sombres, dit le vieillard d’une voix altérée. Verse, Catherine!

– Et toi… Veux-tu que je te verse?… demanda Catherine en regardant Ordynov.

Sans mot dire, Ordynov avança sa coupe.

– Attends… Si quelqu’un a un désir quelconque, qu’il soit réalisé! prononça le vieillard en levant sa coupe.

Ils choquèrent leurs coupes et burent.

– Allons, maintenant buvons tous deux, vieillard, dit Catherine en s’adressant au maître. Buvons si ton cœur est tendre pour moi! Buvons au bonheur vécu; saluons les années passées; saluons le bonheur et l’amour! Ordonne donc de verser si ton cœur brûle pour moi!…

– Ton vin est fort, ma belle, mais toi, tu ne fais qu’y tremper les lèvres, dit le vieux en riant et tendant de nouveau sa coupe.

– Eh bien, je boirai un peu, et toi, vide ta coupe jusqu’au fond. Pourquoi vivre avec de tristes pensées, vieillard? Cela ne peut que faire souffrir le cœur! Les pensées naissent de la douleur; la douleur appelle les pensées et quand on est heureux on ne pense plus! Bois, vieillard, noie tes pensées dans le vin!

– Tu as beaucoup de chagrin; tu veux en finir d’un coup, ma colombe blanche. Je bois avec toi, Catherine! Et toi, Monsieur, permets-moi de te demander si tu as du chagrin?

– Si j’en ai, je le cache en moi-même, murmura Ordynov sans quitter des yeux Catherine.

– As-tu entendu, vieillard?… dit Catherine. Moi, pendant longtemps, je ne me connaissais pas, mais avec le temps j’ai tout appris, et me suis tout rappelé, et j’ai vécu de nouveau tout le passé…

– Oui, c’est triste quand il faut se rappeler le passé, dit le vieillard pensivement. Ce qui est passé est comme le vin qui est bu… À quoi sert le bonheur passé… Quand un habit est usé il faut le jeter…

– Il en faut un neuf! dit Catherine en éclatant de rire, tandis que deux grosses larmes, pareilles à des diamants, pendaient à ses cils. Tu as compris, vieillard… Regarde, j’ai enseveli dans ta coupe mes larmes…

– Et ton bonheur, l’as-tu acheté par beaucoup de chagrin? fit Ordynov, et sa voix tremblait d’émotion.

– Probablement, Monsieur, que tu as beaucoup de bonheur à vendre, dit le vieillard. De quoi te mêles-tu?

Et soudain il se mit à rire méchamment en regardant avec colère Ordynov.

– Je l’ai acheté ce que je l’ai acheté, repartit Catherine… Aux uns cela paraîtrait bien cher, aux autres très bon marché… L’un veut tout vendre et ne rien perdre; l’autre ne promet rien, mais le cœur obéissant le suit… Et toi, ne fais pas de reproches à un homme, ajouta-t-elle en regardant tristement Ordynov; verse donc du vin dans ta coupe, vieillard. Bois au bonheur de ta fille, de ta douce esclave obéissante, telle qu’elle était quand elle t’a connu pour la première fois… Lève ta coupe!

– Soit! Remplis donc aussi la tienne, dit le vieillard en prenant le vin.

– Attends, vieillard, ne bois pas encore, laisse-moi auparavant te dire quelque chose…

Catherine avait les bras appuyés sur la table et, fixement, avec des yeux ardents et passionnés, regardait le vieillard. Une décision étrange brillait dans son regard; tous ses mouvements étaient calmes, ses gestes saccadés, inattendus et rapides. Elle était comme en feu. Mais sa beauté paraissait grandir avec l’émotion et l’animation. Ses lèvres entr’ouvertes montraient deux rangées de dents blanches comme des perles. Le bout de sa tresse, enroulée trois fois autour de sa tête, tombait négligemment sur l’oreille gauche; une sueur légère perlait à ses tempes.

– Ici, dans ma main, mon ami, lis, avant que ton esprit ne soit obscurci. Voici ma main blanche! Ce n’est pas en vain que les hommes de chez nous t’appelaient le sorcier. Tu as appris dans les livres et tu connais tous les signes magiques! Regarde, vieillard, et dis-moi mon triste sort. Seulement, prends garde, ne mens pas! Eh bien, dis, est-ce que ta fille sera heureuse? Ou ne lui pardonneras-tu pas et appelleras-tu sur elle le mauvais sort? Aurais-je mon coin chaud où je vivrai heureuse, ou, comme un oiseau migrateur, chercherai-je une place toute ma vie parmi les braves gens? Dis-moi quel est mon ennemi, et qui m’aime et qui prépare contre moi le mal?… Dis, est-ce que mon jeune cœur ardent vivra longtemps seul, ou trouvera-t-il celui à l’unisson duquel il battra pour la joie, jusqu’au nouveau malheur?… Devine dans quel ciel bleu, au delà de quelle mer, et dans quelle forêt habite mon faucon… M’attend-il avec impatience, m’aime-t-il beaucoup, cessera-t-il bientôt de m’aimer?… Me trompera-t-il ou non? Et dis-moi, en même temps, dis-moi pour la dernière fois, vieillard, si nous resterons ensemble longtemps dans notre misérable demeure à lire des livres sataniques?… Dis-moi si le moment viendra que je pourrai te dire adieu et te remercier de m’avoir nourrie et narré des histoires… Mais prends garde, dis toute la vérité… Ne mens pas; le moment est venu!