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– Catherine! Catherine! l’appela-t-il, en lui serrant brutalement la main.

La douleur ressentie se refléta sur son visage. Elle tourna la tête et regarda Ordynov avec tant de raillerie et de mépris, qu’il sentit ses jambes fléchir sous lui. Ensuite elle lui indiqua le vieillard endormi, et, de nouveau, le regarda d’un air froid et méprisant.

– Quoi? Il te tuera!… prononça Ordynov, plein de rage.

Un démon, semblait-il, lui chuchotait à l’oreille qu’il l’avait comprise.

– Je t’achèterai à ton maître, ma belle, si tu as besoin de mon âme! Il ne te tuera pas…

Le sourire silencieux qui glaçait Ordynov ne quittait pas le visage de Catherine. Sans savoir ce qu’il faisait, à tâtons, il décrocha du mur un couteau précieux appartenant au vieillard. L’étonnement parut sur le visage de Catherine, mais, en même temps, la colère et le mépris se reflétèrent dans ses yeux avec une intensité redoublée. Ordynov avait mal en la regardant… Une force obscure poussait sa main… Il tira le couteau de sa gaine… Catherine, immobile, retenant son souffle, le suivait des yeux…

Il regarda le vieillard.

À ce moment, il lui sembla que le vieillard lentement ouvrait les yeux et le regardait en souriant. Leurs yeux se rencontrèrent. Pendant quelques minutes, Ordynov le fixa, immobile… Soudain, il lui sembla que tout le visage du vieillard riait et que ce rire diabolique, glacial, éclatait enfin dans la chambre. Une pensée noire, hideuse, se glissait dans sa tête comme un serpent… Il tremblait… Le couteau lui échappa des mains et tomba avec bruit sur le parquet.

Catherine poussa un cri, comme si elle se réveillait d’un cauchemar sombre et pénible… Le vieillard, très pâle, se leva lentement du lit. Avec rage il repoussa du pied le couteau dans un coin de la chambre. Catherine était pâle comme une morte, immobile… Une souffrance sourde, insupportable, se peignait sur son visage. Avec un cri qui fendait l’âme, presque évanouie, elle tomba aux pieds du vieillard.

– Alexis! Alexis! Ces mots jaillirent de sa poitrine oppressée.

Le vieillard la prit dans ses bras puissants et la pressa fortement contre lui. Elle cacha sa tête sur le sein du vieillard et alors, par tous les traits de son visage, il eut un rire si triomphant et si terrible que l’horreur saisit Ordynov. La ruse, le calcul, la tyrannie froide et jalouse, la moquerie de son pauvre cœur déchiré, Ordynov entendait tout cela dans ce rire.

«Folle!» murmura-t-il tout tremblant de peur, et il s’enfuit.

III.

Le lendemain, à huit heures du matin, Ordynov pâle, ému, non encore remis du trouble de la veille, frappait à la porte de Iaroslav Ilitch. Il n’aurait su dire pourquoi il était venu, et il recula d’étonnement, puis s’arrêta comme pétrifié sur le seuil en voyant Mourine dans la chambre. Le vieillard était plus pâle encore qu’Ordynov; il paraissait se tenir à peine sur ses jambes, terrassé par le mal. Cependant il refusait de s’asseoir malgré l’invitation réitérée de Iaroslav Ilitch, tout heureux d’une pareille visite.

En apercevant Ordynov, Iaroslav Ilitch exulta, mais, presque au même moment, sa joie s’évanouit et une sorte de malaise le prit soudain, à mi-chemin de la table et de la chaise voisine. Évidemment, il ne savait que dire, que faire; il se rendait compte de l’inconvenance qu’il y avait à fumer sa pipe dans un pareil moment, et, cependant, si grand était son trouble, qu’il continuait à fumer sa pipe tant qu’il pouvait, et même avec une certaine fanfaronnade.

Ordynov entra enfin dans la chambre. Il jeta un regard furtif sur Mourine. Quelque chose rappelant le méchant sourire de la veille, dont le souvenir faisait frissonner et indignait encore Ordynov, glissa sur le visage du vieillard. D’ailleurs, toute hostilité avait disparu et le visage avait repris son expression la plus calme et la plus impénétrable. Il salua très bas son locataire…

Toute cette scène réveilla enfin la conscience d’Ordynov. Il regarda fixement Iaroslav Ilitch, désirant lui faire bien comprendre l’importance de la situation. Iaroslav Ilitch s’agitait et se sentait gêné.

– Entrez, entrez donc, prononça-t-il enfin. Entrez, mon cher Vassili Mihaïlovitch. Faites-moi la joie de votre visite et honorez de votre présence tous ces objets si ordinaires… Et, de la main, Iaroslav Ilitch indiquait un coin de la chambre. Il était rouge comme une pivoine, et si troublé, si gêné, que la phrase pompeuse s’arrêta court, et, avec fracas, il avança une chaise au milieu de la chambre.

– Je ne vous dérange pas, Iaroslav Ilitch? Je voulais… deux minutes seulement…

– Que dites-vous là? Vous, me déranger, Vassili Mihaïlovitch? Mais, veuillez accepter du thé, s’il vous plaît… Qui est de service?… Je suis sûr que vous ne refuserez pas un autre verre de thé? Mourine fit signe de la tête qu’il ne refusait pas.

Iaroslav Ilitch commanda au policier qui venait d’entrer, sur un ton des plus sévères, trois verres de thé, et, ensuite, vint s’asseoir près d’Ordynov. Pendant quelques minutes il ne cessa de tourner la tête comme un petit chat de faïence, tantôt à droite, tantôt à gauche, de Mourine vers Ordynov et d’Ordynov vers Mourine. Sa situation était excessivement désagréable. Évidemment il voulait dire quelque chose, selon lui quelque chose de très délicat, au moins pour l’un des deux, mais, malgré tous ses efforts, il lui était impossible de prononcer un mot…

Ordynov aussi avait l’air gêné. À un moment tous deux commencèrent à parler en même temps… Le taciturne Mourine, qui les observait avec curiosité, lentement ouvrit la bouche, laissant voir toutes ses dents…

– Je suis venu vous dire, commença Ordynov, que, par suite de circonstances très désagréables, je me vois forcé de quitter votre appartement et…

– Comme c’est bizarre!… l’interrompit tout d’un coup Iaroslav Ilitch. J’étais hors de moi d’étonnement quand ce respectable vieillard m’a annoncé, ce matin, votre décision. Mais…

– Il vous a annoncé ma décision? demanda Ordynov étonné en regardant Mourine.

Mourine caressait sa barbe et souriait.

– Oui, confirma Iaroslav Ilitch. Au fait, je me trompe peut-être… mais je puis vous jurer sur l’honneur que dans les paroles de ce respectable vieillard il n’y avait pas l’ombre d’offense pour vous…

Iaroslav Ilitch rougit et maîtrisa avec peine son émotion.

Mourine, comme s’il en avait assez de se moquer du trouble du maître de la maison, fit un pas en avant.

– Voici, Votre Seigneurie, commença-t-il en saluant poliment Ordynov, vous savez vous-même, Monsieur, que moi et ma femme serions heureux de tout notre cœur, et n’aurions pas osé dire un mot… Mais, Monsieur, vous le savez, vous voyez quelle est ma vie… Vous voyez que je suis presque mourant… •

Mourine caressa de nouveau sa barbe.

Ordynov se sentait défaillir.

– Oui, oui… Je vous l’avais bien dit, il est malade. C’est un malheur… J’ai voulu le dire en français. Mais pardonnez-moi, je ne m’exprime pas librement dans cette langue… C’est-à-dire…

– Oui… Oui, c’est-à-dire…

Ordynov et Iaroslav Ilitch se firent l’un l’autre un petit salut, en restant assis sur leurs chaises, et Iaroslav Ilitch reprit aussitôt: