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– D’ailleurs, j’ai interrogé en détail cet honnête homme… il m’a dit que la maladie de cette femme…

Ici le délicat Iaroslav Ilitch fixa un regard interrogateur sur Mourine.

– C’est-à-dire, notre patronne…

Iaroslav Ilitch n’insista pas.

– Oui, la logeuse… c’est-à-dire votre ancienne logeuse… dit-il, s’adressant à Ordynov. Voyez-vous, c’est une femme malade… Il dit qu’elle vous dérange dans vos travaux… Et lui-même… Vous m’avez caché une circonstance très importante, Vassili Mihaïlovitch…

– Laquelle?

– Avec le fusil… prononça-t-il presque chuchotant, et d’une voix où perçait, avec l’indulgence, une ombre de reproche. Mais, reprit-il hâtivement, je sais tout. Il m’a tout raconté. Vous avez agi noblement en lui pardonnant son crime involontaire envers vous… Je vous le jure, j’ai vu des larmes dans ses yeux!

Iaroslav Ilitch rougit de nouveau. Ses yeux brillaient. Il s’agita sur sa chaise, tout ému.

– Moi… c’est-à-dire, Monsieur… nous… Votre Seigneurie, moi et la patronne, nous prions Dieu pour vous, commença Mourine en s’adressant à Ordynov, tandis que Iaroslav Ilitch, ayant enfin dominé son trouble, le regardait fixement. Mais vous le savez vous-même, Monsieur, c’est une femme malade, sotte… moi, je me tiens à peine…

– Mais je suis prêt, dit Ordynov impatient. Assez, je vous prie… Tout de suite même, si vous voulez…

– Non, Monsieur. Nous sommes très contents de vous. Mourine s’inclina très bas. Moi, Monsieur, je voulais vous dire tout de suite la chose: elle, Monsieur, elle est presque une parente… c’est-à-dire une parente éloignée… Elle est ainsi depuis l’enfance… Une tête exaltée… Elle a grandi dans la forêt, comme une paysanne, parmi les haleurs et les ouvriers d’usine et voilà… tout d’un coup leur maison a brûlé… Sa mère a péri dans l’incendie, son père aussi, soi-disant… Et elle vous racontera des histoires… Moi je ne m’en mêle pas… Mais je dois vous dire que des médecins de Moscou l’ont examinée, c’est-à-dire, Monsieur, qu’elle est complètement folle. Voilà! Moi seul suis avec elle, et elle avec moi. Nous vivons, prions Dieu… et espérons. Mais je ne la contredis jamais…

Ordynov avait le visage tout bouleversé. Iaroslav Ilitch regardait tantôt l’un, tantôt l’autre de ses visiteurs.

– Mais non, Monsieur, non, reprit Mourine en hochant la tête avec importance. Elle est ainsi; sa tête est si folle qu’il faut toujours à son cœur un amoureux quelconque, son bien-aimé… Et moi, Monsieur, j’ai vu… pardonnez-moi mes paroles stupides… continua Mourine en saluant et essuyant sa barbe, j’ai vu comment elle allait chez vous, et que vous, Votre Seigneurie, vouliez unir votre sort au sien…

Iaroslav Ilitch devint pourpre et regarda Mourine avec reproche. Ordynov avait peine à se tenir sur sa chaise.

– Non, Monsieur… c’est-à-dire… ce n’est pas cela… Moi, Monsieur, je suis un simple paysan… Nous sommes vos serviteurs, ajouta-t-il en saluant très bas, et nous prierons Dieu pour vous, ma femme et moi. Quant à nous, que nous ayons de quoi manger, soyons bien portants, et nous sommes satisfaits… Vous le savez vous-même, Monsieur… Ayez pitié de nous. Parce que qu’arrivera-t-il, Monsieur, quand elle aura encore un amant? Pardonnez-moi ce mot grossier… Vous êtes un gentilhomme, Votre Excellence, un jeune homme fier, ardent, tandis qu’elle, vous le savez, c’est une enfant, une enfant sans raison… le péché est vite arrivé. Elle est robuste, moi je suis toujours malade… Mais quoi!… C’est déjà le diable qui s’en mêle… Moi, je lui raconte des histoires… Oui, Monsieur, moi et ma femme prierons Dieu pour vous, sans cesse! Et qu’est-ce que cela peut faire à Votre Excellence? Elle est jolie, soit, mais elle n’est après tout qu’une paysanne, une femme simple, mal lavée, sotte, bonne pour moi, un paysan… Ce n’est pas une femme pour vous, Monsieur… Et comme nous prierons Dieu pour vous!

Ici Mourine s’inclina très profondément. Il resta ainsi longtemps, sans se redresser, et essuyant sa barbe sur sa manche.

Iaroslav Ilitch ne savait que faire.

– Oui, ce brave homme, remarqua-t-il tout troublé, me parlait d’un malentendu quelconque qui existe, paraît-il, entre vous. Je n’ose le croire, Vassili Mihaïlovitch… J’ai entendu dire que vous êtes encore malade, s’interrompit-il rapidement et très ému en remarquant le trouble d’Ordynov.

– Oui… Combien vous dois-je? demanda brusquement Ordynov à Mourine.

– Que dites-vous, Monsieur!… Nous ne sommes pas des vendeurs du Christ!… Pourquoi nous offensez-vous. Monsieur? Vous devriez avoir honte… Est-ce que moi ou ma femme vous avons fait quelque tort… Excusez…

– Mais, cependant, mon ami, c’est étrange… Il a loué une chambre chez vous… Ne sentez-vous pas que, par votre refus, vous l’offensez, intervint Iaroslav Ilitch, croyant de son devoir de montrer à Mourine l’étrangeté et l’indélicatesse de son acte.

– Mais, excusez, Monsieur… Que dites-vous, Monsieur… Est-ce que nous sommes fautifs envers vous? Nous avons tout fait pour vous être agréables… Je vous en prie, Monsieur… Quoi? Est-ce que nous sommes des infidèles?… Qu’il vive, partage notre nourriture de paysans, à sa santé! Nous n’eussions rien dit… pas un mot… Mais le diable s’en est mêlé!… Moi, je suis malade, ma femme aussi est malade… Que faire? Nous serions très heureux… de tout notre cœur… Mais nous prierons Dieu pour vous, moi et ma femme!

De nouveau Mourine salua très bas. Une larme parut dans les yeux de Iaroslav Ilitch. Il regarda Ordynov avec enthousiasme.

– Quel noble trait de caractère! Quelle sainte hospitalité garde le peuple russe!

Ordynov toisa étrangement Iaroslav Ilitch, de haut en bas.

– Et moi, Monsieur… c’est cela, précisément, l’hospitalité, dit Mourine. Savez-vous: je pense maintenant que vous feriez bien de rester chez nous encore un jour, dit-il à Ordynov. Je n’aurais rien contre cela… Mais ma femme est malade. Ah! si je n’avais pas ma femme! Si j’étais seul! Comme je vous aurais soigné! Je vous aurais guéri! Je connais des remèdes… Vraiment, peut-être resterez-vous quand même un jour de plus chez nous…

– En effet, n’y aurait-il pas un remède quelconque? commença Iaroslav Ilitch. Mais il n’acheva pas.

Ordynov, furieux, étonné, regardait Iaroslav Ilitch des pieds à la tête… Sans doute c’était l’homme le plus honnête et le plus noble, mais, maintenant, il comprenait tout. Il faut avouer que sa situation était difficile. Il voulait, comme on dit, éclater de rire. En tête à tête avec Ordynov – deux amis pareils – sans doute, Iaroslav Ilitch n’y eût pu tenir et aurait été pris d’un accès de gaîté immodéré. En tout cas c’eût été fait noblement, et, le rire éteint, il aurait serré cordialement la main d’Ordynov. Il se serait efforcé de le convaincre sincèrement que le respect qu’il a pour lui en est augmenté et, qu’en tout cas, il l’excuse; car, somme toute, c’est la jeunesse… Mais, vu sa délicatesse, il se trouvait maintenant dans une situation très embarrassante: il ne savait où se mettre.

– Le remède? dit Mourine, dont tout le visage s’anima à la question de Iaroslav Ilitch. Moi, Monsieur, dans ma sottise de paysan, voici ce que je dirai, continua-t-il en s’avançant d’un pas. Vous lisez trop de livres, Monsieur. Je dirai que vous êtes devenu trop intelligent. Comme on dit chez nous: paysans, votre esprit a dépassé la raison…