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– Assez! interrompit sévèrement Iaroslav Ilitch.

– Je m’en vais, dit Ordynov. Je vous remercie, Iaroslav Ilitch. Je viendrai vous voir sans faute, promit-il en réponse à l’invitation de Iaroslav Ilitch, qui ne pouvait le retenir davantage. Adieu, adieu!

– Adieu, Votre Seigneurie! Adieu, Monsieur!… Ne m’oubliez pas… Venez quelquefois nous voir…

Ordynov n’en écouta pas davantage. Il sortit comme un fou.

Il n’en pouvait plus. Il était comme mort. Sa conscience se figeait. Il sentait sourdement que le mal l’étouffait. Mais un désespoir glacial envahissait son âme, et il ne ressentait plus qu’une douleur sourde qui l’étouffait et lui déchirait la poitrine. À ce moment il eût voulu mourir. Ses jambes fléchissaient sous lui, et il s’assit près d’une palissade sans faire attention, ni aux gens qui passaient, ni à la foule qui commençait à faire cercle autour de lui, ni aux appels et aux questions de ceux qui l’entouraient. Mais soudain, parmi les voix, Ordynov perçut celle de Mourine. Il leva la tête. Le vieux, avec peine, s’était frayé un chemin jusqu’à lui. Son visage pâle était grave et pensif. Ce n’était déjà plus l’homme qui se moquait grossièrement de lui chez Iaroslav Ilitch. Ordynov se leva. Mourine le prit sous le bras et le fit sortir de la foule…

– Tu as besoin de prendre tes effets, dit-il en regardant de côté Ordynov. Ne t’attriste pas, Monsieur, s’écria-t-il ensuite… Tu es jeune, il ne faut pas désespérer…

Ordynov ne répondit pas.

– Tu es offensé, Monsieur? Tu es évidemment très fâché… Mais tu as tort… Chacun doit garder son bien…

– Je ne vous connais pas, dit Ordynov, et je ne veux pas connaître vos secrets… Mais elle, elle!… prononça-t-il, et des larmes abondantes coulèrent de ses yeux. Il les essuya avec sa main. Son geste, son regard, le tremblement de ses lèvres bleuies, tout faisait pressentir en lui la folie.

– Je te l’ai dit, répondit Mourine en fronçant les sourcils. Elle est folle… Pourquoi et comment est-elle devenue folle, tu n’as nul besoin de le savoir… Seulement, telle qu’elle est, elle est à moi. Je l’aime plus que ma vie et ne la donnerai à personne. Comprends-tu maintenant?

Une flamme brilla pour un moment dans les yeux d’Ordynov.

– Mais pourquoi, moi… pourquoi suis-je comme si j’avais perdu la vie? Pourquoi mon cœur souffre-t-il? Pourquoi ai-je connu Catherine?

– Pourquoi? Mourine sourit et devint pensif. Pourquoi, je ne le sais pas, prononça-t-il enfin. Les femmes, ce n’est pas l’abîme de la mer… On peut finir par les comprendre… Mais elles sont rusées. C’est vrai, Monsieur, qu’elle a voulu me quitter pour aller avec vous, continua-t-il pensif. Elle en avait assez du vieux… Elle a pris de lui tout ce qu’elle a pu prendre!… Vous lui avez plu beaucoup tout de suite. Mais, vous ou un autre… Moi, je ne la contredis en rien… Si elle m’avait demandé du lait d’oiseau, je lui en aurais procuré… J’aurais fabriqué moi-même un oiseau donnant du lait, s’il n’en existe pas de pareil… Elle est vaniteuse, elle rêve de liberté, mais elle ne sait pas elle-même de quoi son cœur souffre… Il vaut mieux que les choses restent ce qu’elles sont… Hé! Monsieur, tu es trop jeune! Ton cœur est encore chaud… Écoute, Monsieur, un homme faible ne peut pas seul se retenir! Donne-lui tout, il viendra de lui-même et rendra tout, même si tu lui donnes la moitié de l’univers. Donne la liberté à un homme faible, il la ligotera lui-même et te la rapportera. Pour un cœur naïf la liberté ne vaut rien… On ne peut pas vivre avec un caractère pareil… Je te dis tout cela parce que tu es très jeune… Qu’es-tu pour moi? Tu es venu, tu es parti… Toi ou un autre, c’est la même chose. Je savais depuis le commencement ce qui arriverait. Mais il ne faut pas contredire… On ne doit faire aucune objection si l’on veut garder son bonheur… Tu sais, Monsieur, on dit seulement, comme ça, que tout arrive, continuait à philosopher Mourine. Quand on est fâché on saisit un couteau, ou même on s’élance, les mains vides, et l’on tâche de déchirer la gorge de son ennemi… Mais qu’on te mette ce couteau dans la main, et que ton ennemi découvre sa poitrine devant toi, alors, tu recules…

Ils entrèrent dans la cour. De loin, le Tatar aperçut Mourine et ôta devant lui son bonnet. Il fixait un regard malicieux sur Ordynov.

– Quoi! La mère est-elle à la maison? s’écria Mourine.

– À la maison.

– Dis-lui d’aider à transporter ses effets… Et toi aussi donne un coup de main!

Ils montèrent l’escalier. La vieille qui servait chez Mourine et qui était, en effet la mère du portier, rassembla les objets du locataire et en fit un grand paquet.

– Attends, je vais t’apporter encore quelque chose qui t’appartient et qui est resté là-bas.

Mourine alla chez lui. Une minute après il revenait et tendait à Ordynov un coussin brodé, celui-là même que Catherine lui avait donné quand il était malade.

– C’est elle qui te l’envoie, dit Mourine. Et maintenant, va-t’en, et prends garde de ne pas revenir ici, ajouta-t-il à mi-voix; autrement ça irait mal…

On voyait que Mourine n’avait pas l’intention d’offenser son locataire, mais quand il jeta sur lui un dernier regard, malgré lui, une expression de colère et de mépris se peignit sur son visage. Il referma la porte, presque avec dégoût, derrière Ordynov.

Deux heures plus tard, Ordynov s’installait chez l’Allemand Spies. Tinichen poussa un «Ah!» en le voyant. Aussitôt elle s’informa de sa santé et ayant appris de quoi il s’agissait, immédiatement elle s’employa à le soigner.

Le vieil Allemand montra avec orgueil à son locataire qu’il se disposait précisément à aller remettre l’écriteau sur la porte cochère, car c’était juste aujourd’hui qu’expirait le délai de la location payée d’avance. Le vieux ne laissait jamais échapper l’occasion de vanter l’exactitude et la probité germaniques.

Le même jour Ordynov tomba malade. Il ne quitta le lit qu’au bout de trois mois.

Peu à peu il revint à la santé et commença à sortir. La vie, chez l’Allemand, était monotone et tranquille. L’Allemand n’avait pas un caractère difficile. La jolie Tinichen était tout ce qu’on désirait qu’elle fût. Mais, pour Ordynov, la vie semblait avoir perdu à jamais sa couleur! Il devenait rêveur, irritable, sa sensibilité était maladive et, imperceptiblement, une hypocondrie très sérieuse, maligne, prenait possession de lui.

Pendant des semaines entières il n’ouvrait pas ses livres. L’avenir lui paraissait sombre. Ses ressources touchaient à la fin, et il ne faisait rien, ne se préoccupait pas du lendemain. Parfois, son ardeur ancienne pour la science, sa fièvre d’autrefois, les images du passé créées par lui, réapparaissaient, mais ne faisaient qu’étouffer son énergie. La pensée ne se transformait pas en action. La création s’arrêtait. Il semblait que toutes ces images prenaient exprès des proportions gigantesques, dans ses rêves, pour railler l’impuissance de leur propre créateur. Aux heures de tristesse, involontairement il se comparait à ce disciple du sorcier qui, ayant volé la parole magique de son Maître, ordonne au balai d’apporter de l’eau et s’y noie, parce qu’il a oublié comment dire: assez.

Peut-être une idée originale, entière, s’éveillerait-elle en lui; peut-être deviendrait-il un des maîtres de la science! Jadis, du moins, il croyait; la foi sincère, c’est déjà le gage de l’avenir. Mais, maintenant, il lui arrivait de se moquer de soi-même, de sa confiance aveugle, et il n’avançait pas.