Ordynov prit un livre, longtemps en tourna les pages, tâchant de comprendre ce qu’il avait lu déjà plusieurs fois. Énervé, il jeta le livre et, de nouveau, essaya de mettre en place différents objets. Enfin il se coiffa, mit un manteau et sortit.
Dehors il flâna au hasard, sans voir le chemin qu’il suivait, s’efforçant tout le temps de concentrer autant que possible ses idées éparses et d’examiner un peu sa situation. Mais cet effort ne faisait que lui causer de la souffrance. Tour à tour, il avait froid et chaud, et, par moments, son cœur se mettait à battre si fort qu’il devait s’appuyer contre un mur. «Non, la mort est préférable, mieux vaut la mort», chuchota-t-il, la lèvre fiévreuse, tremblante, sans même penser à ce qu’il disait.
Il marcha très longtemps. Enfin s’apercevant qu’il était trempé jusqu’aux os et remarquant pour la première fois qu’il pleuvait à verse, il retourna à la maison.
Non loin de chez lui, il aperçut le portier. Il lui sembla que le Tatar le regardait fixement et avec une certaine curiosité, mais quand il se vit observé, il continua son chemin.
– Bonjour! dit Ordynov en le rejoignant. Comment t’appelle-t-on?
– Je suis portier, on m’appelle portier, répondit-il en découvrant ses dents.
– Tu es dans cette maison depuis longtemps?
– Oui, depuis longtemps.
– Mon logeur est un bourgeois?
– Bourgeois, s’il le dit.
– Qu’est-ce qu’il fait?
– Il est malade, il vit, prie Dieu, voilà…
– C’est sa femme?
– Quelle femme?
– Celle qui vit avec lui.
– Sa femme, s’il le dit. Adieu, Monsieur.
Le Tatar toucha son bonnet et rentra chez lui.
Ordynov regagna son logis. La vieille, en marmonnant quelque chose, lui ouvrit la porte qu’elle referma au verrou et s’installa sur le poêle où elle terminait sa vie. La nuit tombait. Ordynov alla chercher de la lumière et remarqua que la porte de la chambre des maîtres était fermée à clé. Il appela la vieille qui, la tête appuyée sur son coude, le regardait fixement de dessus le poêle et semblait se demander ce qu’il pouvait bien faire près de la serrure de la chambre des maîtres. Sans lui rien dire elle lui jeta un paquet d’allumettes.
Il retourna dans sa chambre et, pour la centième fois peut-être, se mit à ranger ses effets et ses livres. Mais peu à peu, sans comprendre ce qui lui arrivait, il s’assit sur le banc, et il lui sembla qu’il s’endormait. Par moments, il revenait à lui et se rendait compte que son sommeil n’était pas le sommeil mais une sorte de perte de conscience maladive et douloureuse. Il entendit la porte s’ouvrir puis se fermer. Il devina que c’étaient les maîtres qui rentraient des vêpres. Il lui vint en tête qu’il devait aller chez eux chercher quelque chose. Il se leva pour s’y rendre, mais il trébucha et tomba sur un tas de bois jeté par la vieille au milieu de la chambre. Alors il perdit tout à fait connaissance. Quand il rouvrit les yeux, au bout d’un long moment, il remarqua avec étonnement qu’il était couché sur le même banc, tout habillé, et qu’avec une tendresse attentive se penchait vers lui un visage de femme merveilleusement beau, tout mouillé de larmes douces et maternelles. Il sentit qu’on lui mettait un oreiller sous la tête, qu’on l’enveloppait dans quelque chose de chaud et qu’une main douce caressait son front brûlant. Il voulait dire merci; il voulait prendre cette main, l’approcher de ses lèvres sèches, la mouiller de larmes et la baiser éternellement… Il voulait dire beaucoup de choses, mais quoi, il ne le savait lui-même. Il voulait mourir en ce moment. Mais ses mains étaient comme du plomb et restaient inertes. Il lui paraissait qu’il était devenu muet; il sentait seulement son sang battre dans toutes ses artères si fortement, comme pour le soulever de sa couche. Quelqu’un lui donna de l’eau… Puis il perdit connaissance.
Il s’éveilla le matin, à huit heures. Le soleil jetait ses rayons dorés à travers les vitres verdâtres, sales, de sa chambre. Une sensation douce enveloppait tous ses membres de malade. Il était calme, tranquille et infiniment heureux. Il lui semblait que quelqu’un était tout à l’heure à son chevet. Il s’éveilla en cherchant attentivement autour de lui cet être invisible. Il eût tant désiré pouvoir embrasser un ami et dire, pour la première fois: «Bonjour, bonjour, mon ami.»
– Comme tu as dormi longtemps! prononça une douce voix de femme.
Ordynov se retourna. Le visage de sa belle logeuse, avec un sourire séduisant et clair comme le soleil, se penchait vers lui.
– Tu as été malade longtemps, dit-elle. C’est assez, lève-toi. Pourquoi te tourmentes-tu ainsi? La liberté est plus douce que le pain, plus belle que le soleil. Lève-toi, mon ami, lève-toi…
Ordynov saisit sa main et la serra fortement. Il lui semblait encore rêver.
– Attends, je t’ai préparé du thé. Veux-tu du thé? Prends, cela te fera du bien. J’ai été malade, moi aussi, et je sais.
– Oui, oui, donne-moi à boire, dit Ordynov d’une voix éteinte.
Il se leva. Il était encore très faible. Un frisson lui parcourut le dos; tous ses membres étaient endoloris et comme brisés. Mais dans son cœur il faisait clair et les rayons du soleil paraissaient l’animer d’une sorte de joie solennelle. Il sentait qu’une nouvelle vie forte, invisible, commençait pour lui. La tête lui tournait légèrement.
– On t’appelle Vassili? demanda-t-elle. J’ai peut-être mal entendu, mais il me semble que le patron t’a nommé ainsi, hier.
– Oui, Vassili. Et toi, comment t’appelles-tu? dit Ordynov en s’approchant d’elle et se tenant à peine sur ses jambes.
Il trébucha, elle le retint par le bras et rit:
– Moi? Catherine, dit-elle en fixant dans les siens ses grands yeux bleus et clairs.
Ils se tenaient par la main.
– Tu veux me dire quelque chose? fit-elle enfin.
– Je ne sais pas, répondit Ordynov.
Sa vue s’obscurcissait.
– Tu vois comme tu es… Assez, mon pigeon, assez. Ne te tourmente pas. Assieds-toi ici, devant la table, en face du soleil. Reste ici bien tranquille et ne me suis pas, ajouta-t-elle, croyant que le jeune homme allait faire un mouvement pour la retenir. Je vais revenir tout de suite; tu auras tout le temps de me voir.
Une minute après, elle apporta du thé, le plaça sur la table et s’assit en face d’Ordynov.
– Tiens, bois, dit-elle. Eh bien! Est-ce que la tête te fait mal?
– Non, plus maintenant, dit-il. Je ne sais pas, peut-être me fait-elle mal. Je ne veux pas… Assez! Assez! Je ne sais pas ce que j’ai, dit-il, tout bouleversé, ayant enfin saisi la main de Catherine. Reste ici, ne t’en va pas. Donne-moi encore ta main… Mes yeux se voilent. Je te regarde comme le soleil, dit-il haletant d’enthousiasme, comme s’il arrachait ses paroles de son cœur, alors que des sanglots emplissaient sa gorge.
– Mon ami! Tu n’as donc jamais vécu avec une brave créature? Tu es seul, seul; tu n’as pas de parents?
– Non, personne. Je suis seul, je n’ai personne. Ah! maintenant ça va mieux… Je me sens bien, maintenant, dit Ordynov en délire. Il voyait la chambre tourner autour de lui.
– Moi aussi, pendant plusieurs années je n’ai eu personne… Comme tu me regardes…, prononça-t-elle après un moment de silence.