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Et l’enfant s’éveillait homme. Des années entières s’étaient écoulées sans qu’il l’entendît. Tout d’un coup, il reconnaît sa vraie situation, il comprend qu’il est seul et étranger à tout l’univers. Il est seul parmi des gens mystérieux, inquiétants, parmi des ennemis qui s’assemblent et chuchotent dans les coins de sa chambre obscure, et font des signes de tête à la vieille qui est assise auprès du feu, réchauffant ses mains débiles, et qui le leur indique. Il était bouleversé, il voulait savoir ce qu’étaient ces hommes, pourquoi ils étaient ici, pourquoi lui-même était dans sa chambre. Il devine qu’il est tombé dans un repaire de brigands où il a été entraîné par quelque force puissante, inconnue, sans avoir examiné auparavant qui sont ces locataires et qui sont ces maîtres. La crainte déjà le saisit et, tout d’un coup, au milieu de la nuit, dans l’obscurité, de nouveau il entend le long récit à voix basse. C’est une vieille femme qui parle, doucement, en hochant tristement sa tête blanche, devant le feu qui s’éteint. Et de nouveau l’horreur l’empoigne. Le conte s’anime devant lui, des visages et des formes se précisent. Il voit que tout, à commencer par les songeries vagues de l’enfance, toutes ses pensées, tous ses rêves, tout ce qu’il a connu de la vie, tout ce qu’il a lu dans les livres, tout ce qu’il a oublié depuis longtemps déjà, il voit que tout s’anime, prend corps, se dresse devant lui sous forme d’images colossales, marche et danse en rond autour de lui. Des jardins merveilleux naissent à ses yeux, des villes entières tombent en ruines, des cimetières lui renvoient leurs morts qui se mettent à vivre de nouveau. Des races, des peuples entiers apparaissent, grandissent et meurent devant lui. Enfin maintenant, autour de son lit de malade, chaque pensée, chaque rêve s’incarnent comme au moment de la naissance et il rêve non avec des idées sans chair, mais avec des mondes entiers; lui-même tourbillonne comme un grain de poussière dans cet univers infini, étrange, sans issue; et toute cette vie, par son indépendance révoltée, le presse et le poursuit de son ironie éternelle, implacable.

Il se sentait mourir, tomber en poussière, sans aucune résurrection possible et pour toujours. Il voulait fuir, mais dans tout l’univers il n’y avait pas un coin pour le cacher. Enfin, dans un accès de désespoir, il tendit toutes ses forces, cria et s’éveilla…

Il était couvert d’une sueur glacée. Autour de lui régnait un silence de mort dans une nuit profonde. Cependant il lui semble que quelque part continue son conte merveilleux, qu’une voix rauque entame en effet une longue conversation sur le sujet qu’il connaît. Il entend qu’on parle de forêts sombres, de bandits extraordinaires, d’un jeune gaillard courageux, vaillant, presque Stenka Razine lui-même, d’ivrognes gais, de haleurs, d’une belle jeune fille, de la Volga. Est-ce un rêve? Entend-il cela réellement?

Il demeura toute une heure couché, les yeux ouverts, sans remuer un membre, dans un engourdissement d’épouvante. Enfin il se leva prudemment, constata avec joie que le terrible mal n’avait pas encore épuisé toutes ses forces. Le délire s’évanouissait; la réalité commençait.

Il remarqua qu’il était habillé comme pendant sa conversation avec Catherine et que, par conséquent, il ne s’était pas écoulé beaucoup de temps depuis qu’elle l’avait quitté. Le feu de la décision coulait dans ses veines. Par hasard, il toucha avec sa main un grand clou, enfoncé dans la cloison le long de laquelle on avait installé son lit. Il le saisit, s’y suspendit de tout son corps et arriva ainsi à une fente par où un mince rai de lumière filtrait dans sa chambre. Il appliqua l’œil contre cette fente, et, retenant son souffle, regarda.

Dans un coin de la petite chambre des maîtres, il y avait un lit devant lequel était placée une table couverte d’un tapis. De nombreux livres d’un grand format ancien, reliés, rappelant les livres liturgiques, étaient posés sur la table. Dans un angle était appendue une icône, aussi ancienne que celle de sa chambre, devant laquelle brûlait une veilleuse. Le vieux Mourine, malade, était couché sur le lit. Il paraissait torturé par la souffrance. Il était pâle comme un mort. Il était enveloppé d’une couverture de fourrure. Un livre était ouvert sur ses genoux. Sur un banc, près du lit, était allongée Catherine. Un de ses bras enlaçait la poitrine du vieillard, et sa tête était appuyée sur son épaule. Elle fixait sur lui des yeux attentifs, enfantins, étonnés et semblait écouter avec une avidité extraordinaire ce que lui racontait Mourine. Par moments, la voix du narrateur se haussait; son visage pâle s’animait; il fronçait les sourcils, ses yeux brillaient, et Catherine paraissait pâlir de peur et d’émotion. Alors quelque chose ressemblant à un sourire se montrait sur le visage du vieillard et Catherine aussi commençait à sourire doucement. Parfois des larmes paraissaient dans ses yeux. Alors le vieillard lui caressait doucement la tête comme à un enfant, et elle l’étreignait encore plus fortement de son bras nu, brillant comme la neige, et, plus amoureusement encore, se penchait sur sa poitrine.

Ordynov se demandait si ce n’était pas son rêve qui continuait; même il en était sûr; mais son sang affluait dans sa tête et les artères de ses tempes battaient si fortement qu’il avait mal.

Il lâcha le clou, descendit du lit, et, en chancelant, s’avança comme un somnambule, ne comprenant pas l’excitation qui flambait comme un incendie dans son sang. Il arriva ainsi jusqu’à la porte de son logeur et la poussa violemment. Le loquet rouillé tomba et, dans le fracas et le bruit, il se trouva au milieu de la chambre.

Il vit comment Catherine, tout d’un coup, tressaillit, comment les yeux du vieillard brillèrent méchamment sous les sourcils froncés, et comment, soudain, la rage déforma son visage. Puis le vieillard, sans le quitter des yeux, chercha d’une main tremblante le fusil accroché au mur. Ordynov vit ensuite briller le canon du fusil dirigé par une main peu sûre, tremblante de fureur, contre sa poitrine… Le coup éclata. Un cri sauvage, qui n’avait presque rien d’humain, y répondit, et, quand se fut dissipée la fumée, un spectacle horrible frappa Ordynov.

Tremblant de tout son corps il se pencha sur le vieillard. Mourine était étendu sur le sol, le visage crispé, de l’écume sur ses lèvres grimaçantes. Ordynov comprit que le malheureux avait une crise d’épilepsie. Avec Catherine il se porta à son secours…

III.

Ordynov passa une mauvaise nuit. Le matin il sortit de bonne heure, malgré sa faiblesse et la fièvre qui ne l’avait pas quitté. Dans la cour il rencontra encore le portier. Cette fois le Tatar, du plus loin qu’il l’aperçut, ôta son bonnet et le regarda avec curiosité. Ensuite, il prit résolument son balai en jetant les yeux, de temps en temps, sur Ordynov qui s’approchait lentement.