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Ils prirent un cabinet particulier. Iaroslav Ilitch commanda des hors-d’œuvre, donna l’ordre d’apporter de l’eau-de-vie et, tout ému, regarda Ordynov.

– J’ai beaucoup lu depuis vous, commença-t-il d’une voix timide, un peu obséquieuse; j’ai lu tout Pouchkine…»

Ordynov le regardait distraitement.

– Quelle extraordinaire description de la passion humaine! Mais, avant tout, permettez-moi de vous exprimer ma reconnaissance. Vous avez tant fait pour moi par la noblesse de l’inspiration, des belles idées…

– Pardon…

– Non, permettez, j’aime à rendre justice; et je suis fier qu’au moins ce sentiment ne soit pas éteint en moi.

– Pardon. Vous n’êtes pas juste envers vous-même, et moi, vraiment…

– Non, je suis tout à fait juste! objecta avec une chaleur extraordinaire Iaroslav Ilitch. Que suis-je près de vous? Voyons!

– Mon Dieu…

– Oui.

Un silence suivit.

– Profitant de vos conseils, j’ai rompu avec plusieurs personnes vulgaires, et j’ai adouci un peu la grossièreté des habitudes… reprit Iaroslav Ilitch, d’un ton assez timide et flatteur. Les moments de liberté que me laisse mon service, je les passe la plupart à la maison. Le soir je lis quelque bon livre et… je n’ai qu’un désir, Vassili Mihaïlovitch, me rendre un peu utile à la Patrie…

– Je vous ai toujours tenu pour un homme très noble, Iaroslav Ilitch…

– Vous versez toujours le baume… noble jeune homme.

Iaroslav Ilitch serra fortement la main d’Ordynov.

– Vous ne buvez pas, remarqua-t-il, son émotion un peu calmée.

– Je ne puis pas. Je suis malade.

– Malade? C’est sérieux! Depuis longtemps? Comment êtes-vous tombé malade? Voulez-vous que je vous dise… Quel médecin vous soigne? Voulez-vous que je prévienne notre médecin? J’irai chez lui moi-même. C’est un homme très habile…

Iaroslav Ilitch prenait déjà son chapeau.

– Non, je vous remercie. Je ne me soigne pas… Je n’aime pas les médecins…

– Que dites-vous? Est-ce possible? Mais c’est l’homme le plus habile, reprit Iaroslav Ilitch suppliant. L’autre jour… Mais permettez-moi de vous raconter cela, mon cher Vassili Mihaïlovitch… l’autre jour est venu un pauvre serrurier. «Voilà, dit-il, je me suis piqué le doigt avec un de mes outils; guérissez-moi.» Siméon Paphnoutitch voyant que le malheureux est menacé de la gangrène décide de couper le membre malade. Il l’a fait en ma présence. Et il a fait cela d’une façon si noble… c’est-à-dire si remarquable, que, je vous l’assure, n’était de la pitié pour les souffrances humaines, ce serait très agréable à voir, rien que par curiosité… Mais où et comment êtes-vous tombé malade?…

– En changeant de logement… Je viens de me lever…

– Mais vous êtes encore très faible et vous ne devriez pas sortir… Alors vous n’êtes plus dans votre ancien logement? Mais qu’est-ce qui vous a décidé?

– Ma logeuse a quitté Pétersbourg…

– Domna Savichna! Est-ce possible? Une bonne vieille, vraiment noble! Savez-vous, je ressentais pour elle un respect presque filial. Dans cette vie presque achevée brillait ce quelque chose de sublime du temps de nos aïeux et, en la regardant, on croyait voir revivre devant soi notre vieux passé, avec sa grandeur!… c’est-à-dire… vous comprenez… quelque chose de poétique… termina Iaroslav Ilitch, tout à coup timide et rouge jusqu’aux oreilles.

– Oui, c’était une brave femme.

– Mais permettez-moi de savoir où vous demeurez maintenant?

– Ici, pas loin. Dans la maison de Kochmarov.

– Je le connais… Un vieillard majestueux. J’ose dire que je suis presque son sincère ami… Un noble vieillard.

Les lèvres de Iaroslav Ilitch tremblaient presque de la joie de l’attendrissement. Il demanda un nouveau verre d’eau-de-vie et une pipe.

– Alors vous avez loué un appartement?

– Non, j’ai loué une chambre.

– Chez qui? Je connais peut-être aussi…

– Chez Mourine, un vieillard de haute taille.

– Mourine, Mourine… permettez… C’est celui qui habite dans la cour du fond, au-dessus du fabricant de cercueils?

– Oui, oui…

– Hum! Vous vous y plaisez?

– Mais je viens seulement de m’y installer.

– Hum! je voulais simplement dire… Hum!… D’ailleurs n’avez-vous pas remarqué quelque chose de particulier?

– Vraiment…

– C’est-à-dire… Je suis sûr que vous vous y plairez, si vous êtes content de votre logement… Ce n’est pas ça que je veux dire. Mais, connaissant votre caractère… comment avez-vous trouvé ce vieux bourgeois?…

– Il me fait l’effet d’un homme malade…

– Oui… il est très malade… Mais vous n’avez rien remarqué de particulier? Lui avez-vous parlé?

– Très peu. Il est si peu sociable, si bilieux…

– Hum!… Iaroslav Ilitch réfléchit. C’est un homme très malheureux, dit-il après un court silence.

– Lui?

– Oui, malheureux, et, en même temps, un homme bizarre et… très intéressant. D’ailleurs, s’il ne vous dérange pas… Excusez si j’ai parlé d’un tel sujet… mais j’étais curieux…

– Et, en effet, vous avez excité ma curiosité. Je désirais beaucoup savoir qui il est. En somme, je demeure chez lui…

– Voyez-vous, on dit qu’il a été autrefois très riche. Il était marchand, comme vous l’avez probablement entendu dire. Par suite de diverses circonstances malheureuses il a perdu sa fortune. Dans une tempête, des bateaux qu’il avait, sombrèrent. Son usine confiée, il me semble, à un proche parent très aimé qui la dirigeait, a été détruite dans un incendie, où son parent lui-même trouva la mort. Avouez que ce sont des pertes terribles! Alors on raconte que Mourine est tombé dans l’abattement; on a même craint pour sa raison. Et, en effet, dans une querelle avec un autre marchand, également propriétaire de bateaux sur la Volga, il se montra tout à coup sous un jour étrange, si inattendu, qu’on attribua cette scène à une folie invétérée à laquelle, moi aussi, je suis porté à croire. J’ai entendu raconter quelques-unes de ses bizarreries… Enfin, un beau jour, il advint quelque chose de tellement extraordinaire, qu’on ne peut déjà l’expliquer autrement que par l’influence hostile du destin courroucé…

– Quoi? demanda Ordynov.

– On dit que, dans un accès de folie maladive, il attenta à la vie d’un jeune marchand que, jusqu’alors, il aimait extrêmement. Quand il eut recouvré ses esprits, il fut tellement horrifié de cet acte, qu’il voulut se tuer. C’est du moins ce qu’on raconte. Je ne sais pas au juste ce qui s’est passé après cela, mais il est certain qu’il vécut quelques années sous pénitence… Mais qu’avez-vous, Vassili Mihaïlovitch? Mon simple récit ne vous fatigue-t-il pas?…

– Oh! non, je vous en prie… Vous dites qu’il vivait sous pénitence… Mais il n’est pas seul…

– Je ne sais pas. On dit qu’il était seul… Oui, aucune autre personne n’était mêlée à cette affaire. D’ailleurs, je n’ai rien entendu de ce qui s’est passé après… Je sais seulement…