» Le père est à la maison?» «Oui.» «Et la mère?» «La mère aussi.» «Tais-toi, maintenant. Tu entends?» «J’entends.» «Quoi?» «Le vent sous la fenêtre.» «Eh bien, ma belle, veux-tu tuer ton ennemi, appeler ton père et perdre mon âme? Je me soumets à ta volonté. Voici une corde; lie-moi si le cœur te dit de venger ton offense.» Je me taisais. «Eh bien quoi! parle, ma joie.» «Que faut-il?…» «Il me faut éloigner mon ennemi, dire adieu à mon ancienne bien-aimée et toi, jeune fille, te saluer bien bas…» Je me mis à rire et je ne sais moi-même comment ces paroles impures entrèrent dans mon cœur: «Laisse-moi donc, ma belle, aller en bas et saluer le maître de la maison.» Je tremblais toute, mes dents claquaient, mon cœur était en feu… J’allai lui ouvrir la porte et le laissai pénétrer dans la maison. Seulement sur le seuil, je dis: «Reprends tes perles et ne me donne plus jamais de cadeau.» Et je lui jetai l’écrin…»…
Catherine s’arrêta pour respirer un peu. Tantôt elle frissonnait et devenait pâle, tantôt tout son sang affluait à ses joues. Au moment où elle s’arrêta son visage était en feu, ses yeux brillaient à travers ses larmes, un souffle lourd faisait trembler sa poitrine. Mais, tout à coup, elle redevint pâle et sa voix, toute pénétrée de tristesse, reprit:
«Alors je suis restée seule et c’était comme si la tempête grondait autour de moi… Soudain, j’entendis des cris… Les ouvriers de l’usine galopaient dans la cour… On criait: «L’usine brûle!» Je me cachai dans un coin. Tous s’enfuyaient de la maison… Je restais seule avec ma mère. Je savais que la vie l’abandonnait: depuis trois jours elle était sur son lit de mort. Je le savais, fille maudite! Tout à coup, dans ma chambre éclata un cri faible, comme celui d’un enfant qui a peur dans la nuit. Ensuite tout devint calme. Je soufflai la chandelle. J’étais glacée. Je cachai mon visage dans mes mains. J’avais peur de regarder. Soudain, j’entends un cri près de moi. Des gens accouraient de l’usine. Je me penchai à la fenêtre. Je vis mon père mort qu’on rapportait et j’entendis les gens dire entre eux: «Il est tombé de l’escalier dans la chaudière bouillante. C’est comme si le diable l’y avait poussé!» Je me suis serrée contre le lit. J’attendais, qui, quoi, je ne sais. Je me souviens que, tout à coup, ma tête devint lourde; la fumée me piquait les yeux et j’étais heureuse que ma perte fût proche. Soudain, je me sentis soulevée par les épaules… Je regarde autant que je puis… Lui! Tout brûlé. Son habit est chaud et sent la fumée. «Je suis venu te chercher, ma belle. J’ai perdu mon âme pour toi! J’aurai beau prier, je ne me ferai jamais pardonner cette nuit maudite, à moins que nous ne priions ensemble!» Et il a ri, le maudit! «Montre-moi par où passer pour que les gens ne me voient pas», me dit-il. Je le pris par la main et le conduisis. Nous traversâmes le corridor. J’avais les clefs; j’ouvris la porte de la réserve et lui indiquai la fenêtre. Cette fenêtre donnait sur le jardin. Il me prit dans ses bras puissants et sauta avec moi par la fenêtre… Nous nous mîmes à courir. Nous courûmes longtemps. Nous apercevions une forêt épaisse et sombre… Il tendit l’oreille: «On nous poursuit, Catherine, on nous poursuit! On nous poursuit, ma belle, mais ce n’est pas le moment de se rendre! Embrasse-moi pour l’amour et le bonheur éternels!» «Pourquoi tes mains ont-elles du sang?» «Du sang, ma chérie? Mais c’est parce que j’ai tué vos chiens qui aboyaient. Partons!» De nouveau nous nous mîmes à courir. Tout d’un coup, nous voyons dans le chemin le cheval de mon père. Il avait arraché son licol et s’était enfui de l’écurie, pour se sauver des flammes. «Monte avec moi, Catherine, Dieu nous a envoyé du secours!» Je me taisais. «Est-ce que tu ne veux pas? Je ne suis ni un païen, ni un diable, je ferai le signe de la croix, si tu veux.» Il se signa. Je m’assis sur le cheval et, me serrant contre lui, je m’oubliai sur sa poitrine, comme dans un rêve… Quand je revins à moi, nous étions près d’un fleuve, large, large… Il me descendit de cheval, descendit lui-même et alla vers les roseaux. Il avait caché là son bateau. «Adieu donc, mon brave cheval, va chercher un nouveau maître; les anciens t’ont quitté!» Je me jetai sur le cheval de mon père et l’embrassai tendrement. Ensuite nous sommes montés dans le bateau. Il prit les rames et bientôt nous perdîmes de vue la rive. Quand nous fûmes ainsi éloignés, il abandonna les rames et regarda tout autour.
» Bonjour», dit-il, «ma mère, rivière nourrice du monde, et ma nourrice! Dis-moi, as-tu gardé mon bien en mon absence? Est-ce que mes marchandises sont intactes?» Je me taisais et baissais les yeux. Mon visage était rouge de honte. «Prends tout, si tu veux, mais fais-moi la promesse de garder et chérir ma perle inestimable… Eh bien, dis au moins un mot, ma belle! Éclaire ton visage d’un sourire! Comme le soleil, chasse la nuit sombre…» Il parle et sourit. Je voulais dire un mot… J’avais peur. Je me tus. «Eh bien, soit!», répondit-il à ma timide pensée. «On ne peut rien obtenir par la force. Que Dieu te garde, ma colombe. Je vois que ta haine pour moi est la plus forte…» Je l’écoutais. La colère me saisit et je lui dis: «Oui, je te hais, parce que tu m’as souillée pendant cette nuit sombre et que tu te moques encore de mon cœur de jeune fille…» Je dis et ne pus retenir mes larmes. Je pleurai. Il se tut, mais me regarda de telle façon que je tremblai comme une feuille. «Écoute, ma belle», me dit-il, et ses yeux brillaient merveilleusement; «ce n’est pas une parole vaine que je te dirai; c’est une grande parole que je te donne. Tant que tu me donneras le bonheur je serai le maître, mais si, à un moment, tu ne m’aimes plus, inutile de parler, fais seulement un signe du sourcil, regarde-moi de ton œil noir, et je te rendrai ton amour avec la liberté. Sache seulement, ma fière beauté, que ce sera la fin de mes jours!» Et toute ma chair sourit à ces paroles…»
Ici l’émotion interrompit le récit de Catherine. Elle respira et voulait continuer quand, soudain, son regard brillant rencontra le regard enflammé d’Ordynov fixé sur elle. Elle tressaillit, voulut dire quelque chose, mais le sang lui monta au visage. Elle cacha son visage dans ses mains et l’enfouit dans les oreillers. Ordynov était troublé au plus profond de lui-même. Une émotion pénible, indéfinissable, intolérable, parcourait toutes ses fibres, comme un poison, et grandissait à chaque mot du récit de Catherine. Un désir sans espoir, une passion avide et douloureuse possédaient ses pensées, troublaient ses sentiments, et, en même temps, une tristesse profonde, infinie, oppressait de plus en plus son cœur. Par moments il voulait crier à Catherine de se taire, il voulait se jeter à ses pieds et la supplier avec des larmes de lui rendre ses anciennes souffrances, son sentiment pur d’auparavant. Il avait pitié de ses larmes séchées depuis longtemps. Son cœur souffrait. Il n’avait pas compris tout ce qu’avait dit Catherine, et son amour avait peur du sentiment qui troublait la pauvre femme. Il maudissait à ce moment sa passion. Elle l’étouffait et il sentait comme du plomb fondu couler dans ses veines au lieu de sang.