– Catherine, ne va pas chez lui, ne te perds pas… Il est fou! chuchota Ordynov, qui tremblait pour elle.
– Catherine! appela la voix derrière la cloison.
– Quoi? Tu penses qu’il me tuera? demanda Catherine en riant. Bonne nuit, mon cœur, mon pigeon, mon frère, dit-elle en appuyant sa tête contre sa poitrine, tandis que, tout d’un coup, des larmes coulaient de ses yeux. Ce sont les dernières larmes. Dors donc, mon chéri, tu t’éveilleras demain pour la joie. Elle l’embrassa passionnément.
– Catherine, Catherine, murmura Ordynov en tombant à genoux devant elle et tâchant de la retenir. Catherine!
Elle se retourna, lui fit signe de la tête en souriant et sortit de la chambre.
Ordynov l’entendit entrer chez Mourine. Il retint son souffle et écouta, mais aucun son ne lui parvenait. Le vieux se taisait ou, peut-être, était-il de nouveau sans connaissance…
Ordynov voulait aller près d’elle, mais ses jambes chancelaient… Il se sentit pris de faiblesse et s’assit sur le lit.
II.
Quand il s’éveilla, il fut longtemps avant de se rendre compte de l’heure. Était-ce l’aube ou le crépuscule? Dans sa chambre il faisait toujours noir. Il ne pouvait définir exactement combien de temps il avait dormi, mais il sentait que son sommeil avait été maladif. Il passa la main sur son visage, comme pour chasser les rêves et les visions nocturnes. Mais quand il voulut poser le pied sur le parquet il eut la sensation que son corps était brisé; ses membres las refusaient d’obéir. La tête lui faisait mal et tout tournait autour de lui. Son corps tantôt frissonnait de froid, tantôt devenait brûlant. Avec la conscience, la mémoire revenait aussi et son cœur tressaillit quand, en un moment, il revécut en pensée toute cette nuit. Son cœur battait si fort à cette évocation, ses sensations étaient si vives, si fraîches, qu’il semblait que, depuis le départ de Catherine, il s’était écoulé non pas de longues heures, mais une minute. Ses yeux n’étaient pas encore secs, ou peut-être étaient-ce des larmes nouvelles, jaillies comme d’une source de son âme ardente! Et, chose étonnante, ses souffrances lui étaient même douces, bien qu’il sentît sourdement, par tout son être, qu’il ne supporterait pas un choc pareil. À une certaine minute il eut comme la sensation de la mort, et il était prêt à l’accueillir telle qu’une visiteuse désirable. Ses nerfs étaient si tendus, sa passion bouillonnait si impétueusement avec une telle ardeur, son âme était pleine d’un tel enthousiasme que la vie, exacerbée par cette tension, paraissait prête à éclater, à se consumer en un moment, et disparaître pour toujours.
Presque au même instant, comme en réponse à son angoisse, en réponse à son cœur frémissant, résonna la voix connue – telle cette musique intérieure qui chante en l’âme de chaque homme aux heures de joie et de bonheur – la voix grave et argentine de Catherine. Tout près, à son chevet presque, commençait une chanson d’abord douce et triste… La voix tantôt montait, tantôt descendait et s’éteignait; tantôt elle éclatait comme le trille du rossignol et, toute frémissante de passion, s’épandait en une mer d’enthousiasme, en un torrent de sons puissants, infinis, comme les premières minutes du bonheur de l’amour. Ordynov distinguait même les paroles: elles étaient simples, tendres, anciennes, et exprimaient un sentiment naïf, calme, pur et clair. Mais il les oubliait et n’entendait que les sons. À travers les paroles naïves de la chanson, il entendait d’autres paroles, dans lesquelles bouillonnait toute l’aspiration de son propre cœur, et qui répondaient à sa passion. Tantôt c’était le dernier gémissement du cœur meurtri par l’amour, tantôt la joie de la liberté, la joie de l’esprit qui a brisé ses chaînes et s’envole clair et libre dans l’océan infini de l’amour. Tantôt il entendait les premiers serments de l’amante avec ses prières, ses larmes, son chuchotement mystérieux et timide; tantôt le désir d’une bacchante fière et joyeuse de sa force, sans voiles, sans mystère, s’ébattant sous ses yeux grisés…
Ordynov, sans attendre la fin de la chanson, se leva du lit. La chanson s’arrêta aussitôt.
– Bonjour, mon aimé, prononçait la voix de Catherine. Lève-toi, viens chez nous, éveille-toi pour la joie claire. Nous t’attendons, moi et mon maître; nous sommes des braves gens… Nous sommes soumis à ta volonté… Éteins la haine par l’amour… Dis une douce parole!
Ordynov sortit de sa chambre à son premier appel et se rendit presque inconsciemment chez ses logeurs. La porte s’ouvrit devant lui et, clair comme le soleil, brilla le sourire de sa belle logeuse. À ce moment il ne vit et n’entendit qu’elle. Instantanément, toute sa vie, toute sa joie, se fondirent dans son cœur en l’image claire de Catherine.
– Deux aurores ont passé depuis que nous nous sommes vus, dit-elle en lui serrant la main. La seconde, à présent, s’éteint. Regarde par la fenêtre… Ce sont comme les deux aurores de l’amour d’une jeune fille, ajouta en souriant Catherine: La première empourpre son visage sous le coup de la première honte, lorsque son cœur solitaire se met à battre pour la première fois; et la seconde, lorsque la jeune fille oublie sa première honte, brûle comme la flamme, oppresse sa poitrine et fait monter à ses joues le sang vermeil… Entre, entre dans notre maison, bon jeune homme. Pourquoi restes-tu sur le seuil? Sois le bienvenu, le maître te salue…
Avec un rire sonore comme une musique elle prit la main d’Ordynov et l’introduisit dans la chambre. La timidité s’emparait de son cœur. Toute la flamme qui incendiait sa poitrine tout d’un coup paraissait s’éteindre. Confus, il baissa les yeux. Il avait peur de la regarder. Elle était si merveilleusement belle qu’il craignait que son cœur ne pût supporter son regard brûlant. Jamais encore il n’avait vu Catherine ainsi. Le rire et la gaîté pour la première fois éclairaient son visage et avaient séché les tristes larmes sur ses cils noirs. Sa main tremblait dans la sienne et, s’il avait levé les yeux, il aurait vu que Catherine, avec un sourire triomphant, fixait ses yeux clairs sur son visage assombri par le trouble et la passion.
– Lève-toi donc, vieillard! dit-elle enfin. Prononce le mot de bienvenue à notre hôte… Un hôte, c’est comme un frère! Lève-toi donc, vieillard orgueilleux, salue, prends la main blanche de ton hôte et fais-le asseoir devant la table!
Ordynov leva les yeux. Il paraissait se rendre compte seulement maintenant de la présence de Mourine. Les yeux du vieillard, comme éteints par l’angoisse de la mort, le regardaient fixement. Avec un serrement de cœur Ordynov se rappelait ce regard qu’il avait vu briller, comme maintenant, sous les longs sourcils froncés par l’émotion et la colère. La tête lui tournait un peu… Il regarda autour de lui et seulement alors comprit tout. Mourine était encore couché sur son lit. Il était presque complètement habillé comme s’il s’était déjà levé et était sorti le matin. Son cou était entouré comme avant d’un foulard rouge: il était chaussé de pantoufles. Son mal, évidemment, était passé, mais son visage était encore effroyablement pâle et jauni. Catherine s’était assise près du lit, le bras appuyé sur la table, et regardait silencieusement les deux hommes. Le sourire ne quittait pas son visage. Il semblait que tout se faisait selon son ordre.
– Oui, c’est toi, dit Mourine en se soulevant et s’asseyant sur le lit. Tu es mon locataire… Je suis coupable envers toi, Seigneur… Je t’ai offensé récemment quand j’ai joué avec le fusil… Mais qui savait que tu as, toi aussi, des crises d’épilepsie… Avec moi cela arrive… ajouta-t-il d’une voix rauque, maladive, en fronçant les sourcils et détournant les yeux. Le malheur vient sans frapper à la porte et s’introduit comme un voleur. J’ai même failli lui planter un couteau dans la poitrine à elle, ajouta-t-il en faisant un signe de tête dans la direction de Catherine… Je suis malade et la crise vient souvent… Assieds-toi; tu es le bienvenu!