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– Ici, dans ma main, mon ami, lis, avant que ton esprit ne soit obscurci. Voici ma main blanche! Ce n’est pas en vain que les hommes de chez nous t’appelaient le sorcier. Tu as appris dans les livres et tu connais tous les signes magiques! Regarde, vieillard, et dis-moi mon triste sort. Seulement, prends garde, ne mens pas! Eh bien, dis, est-ce que ta fille sera heureuse? Ou ne lui pardonneras-tu pas et appelleras-tu sur elle le mauvais sort? Aurais-je mon coin chaud où je vivrai heureuse, ou, comme un oiseau migrateur, chercherai-je une place toute ma vie parmi les braves gens? Dis-moi quel est mon ennemi, et qui m’aime et qui prépare contre moi le mal?… Dis, est-ce que mon jeune cœur ardent vivra longtemps seul, ou trouvera-t-il celui à l’unisson duquel il battra pour la joie, jusqu’au nouveau malheur?… Devine dans quel ciel bleu, au delà de quelle mer, et dans quelle forêt habite mon faucon… M’attend-il avec impatience, m’aime-t-il beaucoup, cessera-t-il bientôt de m’aimer?… Me trompera-t-il ou non? Et dis-moi, en même temps, dis-moi pour la dernière fois, vieillard, si nous resterons ensemble longtemps dans notre misérable demeure à lire des livres sataniques?… Dis-moi si le moment viendra que je pourrai te dire adieu et te remercier de m’avoir nourrie et narré des histoires… Mais prends garde, dis toute la vérité… Ne mens pas; le moment est venu!

Son animation croissait au fur et à mesure qu’elle parlait, mais, tout d’un coup, l’émotion brisa sa voix, comme si un tourbillon emportait son cœur. Ses yeux brillaient, sa lèvre supérieure tremblait un peu. Elle se penchait à travers la table vers le vieillard et, fixement, avec une attention avide, regardait ses yeux troublés.

Ordynov perçut tout à coup les battements de son cœur, quand elle cessa de parler… Il poussa un cri d’enthousiasme en la regardant et voulut se lever du banc. Mais le regard rapide, furtif du vieillard le cloua de nouveau sur place. Un mélange étrange de mépris, de raillerie, d’inquiétude, d’impatience et en même temps de curiosité méchante, rusée, brillait dans ce regard furtif, rapide, qui faisait chaque fois tressaillir Ordynov et qui, chaque fois, remplissait son cœur de dépit et de colère impuissante.

Pensivement, avec une curiosité attristée, le vieillard regardait Catherine. Son cœur était meurtri, mais aucun muscle de son visage ne tressaillait. Il sourit seulement quand elle eut terminé.

– Tu veux savoir beaucoup de choses en une fois, mon petit oiseau à peine sorti du nid! Verse-moi donc plus vite à boire dans cette coupe profonde. Buvons d’abord pour la paix… autrement quelque œil noir impur gâterait mes souhaits… Satan est puissant!

Il leva sa coupe et but. Plus il buvait, plus il devenait pâle. Ses yeux étaient rouges comme des charbons, et leur éclat fiévreux et la teinte bleuâtre du visage présageaient pour bientôt un nouvel accès du mal.

Le vin était fort, en sorte que chaque nouvelle coupe brouillait de plus en plus les yeux d’Ordynov. Son sang fiévreux, enflammé, n’en pouvait supporter davantage. Sa raison se troublait, son inquiétude grandissait.

Il se versa du vin et but une gorgée, ne sachant plus ce qu’il faisait ni comment apaiser son émotion croissante, et son sang coulait encore plus rapide dans ses veines. Il était comme en délire et pouvait à peine saisir, en tendant toute son attention, ce qui se passait autour de lui.

Le vieux frappa avec bruit sa coupe d’argent sur la table.

– Verse, Catherine! s’écria-t-il. Verse encore, méchante fille! Verse jusqu’au bout! Endors le vieillard jusqu’à la mort!… Verse encore, verse, ma belle… Et toi, pourquoi as-tu bu si peu?… Tu penses que je n’ai pas remarqué…

Catherine lui répondit quelque chose qu’Ordynov n’entendit point. Le vieillard ne la laissa pas achever. Il la saisit par la main, comme s’il n’avait plus la force de retenir tout ce qui oppressait sa poitrine. Son visage était pâle, ses yeux tantôt s’obscurcissaient, tantôt brillaient avec éclat, ses lèvres pâles tremblaient, et d’une voix dans laquelle s’entendait parfois une joie étrange, il lui disait:

– Donne ta main, ma belle, donne. Je te dirai toute la vérité. Je suis sorcier, tu ne t’es pas trompée, Catherine! Ton cœur d’or t’a dit la vérité… Mais tu n’as pas compris une chose: que ce n’est pas moi, sorcier, qui t’apprendrai la raison! Ta tête est comme un serpent rusé bien que ton cœur soit plein de larmes. Tu trouveras toi-même ta voie, et tu glisseras entre le malheur. Parfois tu pourras vaincre par la raison, et là où la raison ne sera pas suffisante, tu étourdiras par ta beauté. Énerve l’esprit, brise la force et même un cœur de bronze se fendra… Si tu auras des malheurs, de la souffrance? La souffrance humaine est pénible, mais au cœur faible le malheur n’arrive pas. Et ton malheur, ma belle, sera comme un trait sur le sable: il sera lavé par la pluie, séché par le soleil, emporté par le vent!… Attends, je te dirai encore… Je suis sorcier… De celui qui t’aimera tu seras l’esclave. Toi-même donneras ta liberté en gage et ne la reprendras pas… Mais tu ne pourras pas cesser à temps d’aimer; tu sèmeras un grain et ton séducteur récoltera l’épi tout entier… Mon doux enfant, ma petite tête dorée, tu as caché dans ma coupe une de tes larmes pareille à une perle, mais tu l’as regrettée! Tu as versé encore une centaine de larmes! Mais tu ne dois pas regretter cette larme, cette rosée du ciel. Car elle te reviendra, plus lourde encore, cette larme semblable à une perle, au cours d’une nuit interminable, une nuit d’amère souffrance, cependant qu’une pensée impure commencera de te ronger. Alors, sur ton cœur brûlant, pour cette larme, tombera celle d’un autre, une larme de sang, ardente comme du plomb fondu; elle brûlera ton sein blanc jusqu’au sang et jusqu’au triste et sombre lever d’une journée maussade, tu te débattras dans ton lit en laissant couler ton sang vermeil et tu ne guériras pas de ta fraîche blessure jusqu’à l’aurore suivante. Verse encore, Catherine, verse, ma colombe! Verse, pour mes conseils sages!… Et tu n’as pas besoin d’en savoir davantage… Inutile de gaspiller en vain les paroles…

Sa voix s’affaiblissait et tremblait. Des sanglots semblaient prêts à jaillir de sa poitrine. Il se versa du vin et but avidement une nouvelle coupe; il frappa encore, de sa coupe, la table. Son regard trouble brilla encore une fois.

– Vis comme tu veux vivre! s’écria-t-il. Ce qui est passé est passé! Verse encore… Verse pour que ma tête tombe, pour que toute mon âme soit meurtrie… Verse, pour que je dorme de longues nuits et perde tout à fait la mémoire. Verse, verse encore, Catherine!

Mais sa main qui tenait la coupe semblait être engourdie et ne bougeait pas. Il respirait lourdement, avec peine. Sa tête s’inclinait… Pour la dernière fois il fixa un regard terne sur Ordynov, et même ce regard s’éteignit. Enfin ses paupières tombèrent comme du plomb. Une pâleur mortelle se répandit sur son visage; ses lèvres remuèrent encore quelques instants et tremblèrent comme s’il eût fait effort pour prononcer quelque chose. Soudain, une grosse larme suspendue à ses cils tomba et coula lentement sur sa joue pâle…

Ordynov n’y pouvait plus tenir. Il se leva, et, en chancelant, fit un pas vers Catherine. Il lui prit la main. Mais elle ne le regardait pas, on eût dit qu’elle ne le voyait pas, ne le reconnaissait pas…

Elle aussi avait l’air de perdre conscience, et elle semblait absorbée par une seule pensée, une seule idée. Elle s’abattit sur la poitrine du vieillard endormi, passa son bras blanc autour de son cou, et comme s’ils ne faisaient qu’un seul et même être, elle fixait sur lui son regard enflammé. Elle paraissait ne pas sentir qu’Ordynov lui prenait la main. Enfin, elle tourna la tête vers le jeune homme, et laissa tomber sur lui un regard long et pénétrant. Il semblait qu’enfin elle avait compris. Un sourire triste, douloureux, parut sur ses lèvres…