— Il est bien des choses auxquelles je n’entends goutte, admit Davos. Je ne me suis jamais targué du contraire. Je sais les mers et les rivières, la forme des côtes, l’emplacement des écueils et des bancs de sable. Je sais des anses discrètes où prendre terre ni vu ni connu. Et je sais qu’un roi protège son peuple, ou bien qu’il n’est pas roi du tout. »
Stannis s’assombrit. « Aurais-tu l’impudence de me narguer ? Mes devoirs de roi, est-ce à un vulgaire contrebandier de me les apprendre ? »
Davos s’agenouilla. « Si offense j’ai pu commettre, prenez ma tête. Je mourrai tel que j’ai vécu, loyalement vôtre. Mais écoutez-moi d’abord. Ecoutez-moi, de grâce, en souvenir des oignons que je vous apportai comme des doigts que vous me prîtes. »
Stannis fit glisser Illumination hors de son fourreau. Le rougeoiement de la lame inonda la salle. « Dis à ton gré, mais dis-le vite. » Les muscles de son cou saillaient comme des câbles.
A tâtons, Davos farfouilla dans son manteau et en retira le bout de parchemin fripé. Ça ne payait guère de mine, ce feuillet chétif, et pourtant il n’avait rien d’autre pour égide. « Une Main du roi se devrait toujours de savoir lire et écrire. Mestre Pylos m’a enseigné les rudiments. » Il lissa le document sur son genou, puis se mit à lire à la lumière de l’épée magique.
JON
Dans son rêve, il était de retour à Winterfell et longeait en boitant les rois de pierre alignés sur leurs trônes. Leurs yeux de granit gris le suivaient au fur et à mesure qu’il passait, et leurs doigts de granit gris se crispaient sur la garde des épées rouillées qui reposaient sur leurs genoux. Tu n’es pas un Stark, les entendait-il grommeler d’une grosse voix de granit gris. Il n’y a pas de place pour toi en ces lieux. Va-t’en. Il s’enfonçait plus avant dans les ténèbres. « Père ? appelait-il. Bran ? Rickon ? » Aucun d’entre eux ne répondait. Un courant d’air glacial lui soufflait sur la nuque. « Oncle ? insista-t-il. Oncle Benjen ? Père ? Je vous en prie, Père, aidez-moi. » D’en haut lui parvenaient des martèlements de tambours. On banquette dans la grande salle, mais je n’y suis pas bienvenu. Je ne suis pas un Stark, et je n’ai pas de place en ces lieux. Sa béquille lui échappa, et il tomba sur les genoux. Les cryptes se faisaient de plus en plus noires. Une lumière a disparu de quelque part. « Ygrid ? murmura-t-il. Pardonne-moi. S’il te plaît. » Mais il n’y avait là qu’un loup-garou – un épouvantable loup-garou gris maculé de sang, dont les prunelles d’or perçaient les ténèbres de leur éclatante affliction…
La cellule était sombre, et dur le lit sur lequel il gisait. Son lit, son propre lit, se rappela-t-il, le lit qui était le sien dans la cellule qu’il occupait, sous les appartements du Vieil Ours, en sa qualité d’aide de camp. Un lit qui n’aurait dû lui procurer, normalement, que des rêves plus agréables. Or, il pelait de froid, malgré ses monceaux de fourrures. C’est que cette cellule, avant l’expédition, Fantôme l’avait partagée avec lui, Fantôme dont la chaleur combattait le glacial des nuits. Tandis qu’à la belle étoile, au-delà du Mur, Ygrid dormait à ses côtés.Et me voici privé de tous deux, maintenant. Ygrid, il l’avait brûlée de ses propres mains, comme elle aurait désiré l’être, il le savait ; quant à Fantôme… Où es-tu, toi ? Etait-il mort, lui aussi ? Etait-ce cela que signifiait son rêve de tout à l’heure, avec les cryptes et la robe ensanglantée du loup ? Mais le loup de son rêve était gris, pas blanc.Gris, comme le loup de Bran. Les Thenns auraient donc traqué puis abattu leur agresseur de Reine-Couronne ? Alors, c’est Bran que lui-même avait perdu pour jamais, cette fois.
Jon s’efforçait justement de démêler tout cet écheveau quand retentit la sonnerie de cor.
Le cor de l’Hiver, songea-t-il, encore embrumé de sommeil. Mais non, non, cela ne se pouvait pas, puisque le cor de Joramun, Mance n’avait pas réussi à le découvrir. Un second appel retentit, aussi grave, aussi prolongé que le précédent. Il fallait se lever, bien sûr, et il fallait se rendre sur le Mur, oui oui, mais que c’était dur, bons dieux… !
Il repoussa ses fourrures et parvint à s’asseoir. La douleur lui parut plus sourde, dans sa jambe, en tout cas tout sauf intolérable. Comme il s’était couché, pour avoir plus chaud, sans quitter ses sous-vêtements, ses braies ni sa tunique, il n’eut qu’à renfiler ses bottes puis à revêtir ses cuirs, sa maille et son manteau. Et comme le cor sonnait à nouveau, deux longs appels toujours, il se balança Grand-Griffe sur l’épaule, attrapa sa béquille et, cahin-caha, descendit l’escalier.
Il faisait nuit noire, dehors, froid de canard et ciel couvert. Tours et forts déversaient à qui mieux mieux leurs effectifs de frères qui, tout en cahotant vers le Mur, achevaient de boucler leur baudrier. Jon chercha des yeux Pyp et Grenn, mais en vain. Peut-être l’un d’eux était-il la sentinelle qui sonnait du cor. Ça, c’est Mance, pour le coup, songea-t-il. Il est quand même arrivé, finalement. Une bonne chose. On va livrer bataille, et puis on se reposera. Mort ou vif, n’importe, on se reposera.
A l’ancien emplacement de l’escalier ne subsistait plus, au bas du Mur, qu’un prodigieux méli-mélo de pans de glace en miettes et de poutres carbonisées. Le treuil permettait toujours d’accéder au sommet, mais la cage ne pouvait contenir que dix hommes à la fois, et comme elle avait déjà entrepris son ascension lorsque Jon se présenta, il se trouva contraint d’attendre le prochain voyage. D’autres patientaient avec lui : Satin, Mully, Botte-en-rab, Muids, puis ce grand blondin d’Harse, que tout le monde appelait Tocard, à cause de sa formidable ganache, et au surplus palefrenier de son état, l’une des rares taupes demeurées à Châteaunoir. Ses autres congénères avaient dare-dare regagné La Mole et leurs champs, leurs masures ou leurs pieux du bordel, sous terre. Mais c’est qu’il avait envie de prendre le noir, ce grand benêt-là tout en dents de Tocard. Elle aussi était toujours là, tiens, Zei, la pute qui s’était révélée si douée à l’arbalète, plus les trois orphelins que Noye avait gardés, leurs pères ayant péri dans l’escalier. Ils étaient bien petits, ceux-là – neuf, huit et cinq ans –, mais ils n’avaient apparemment tenté personne d’autre…
Tandis qu’ils attendaient le retour de la cage, Clydas leur servit des coupes de vin aux épices bouillant, pendant qu’Hobb Trois-Doigts passait du pain noir à la ronde. Jon reçut pour sa part un quignon qu’il se mit à ronger d’emblée.
« Est-ce que c’est Mance Rayder ? s’inquiéta Satin.
— On peut l’espérer. » Il y avait dans le noir des trucs pires que les sauvageons. Les propos tenus par leur roi sur le Poing des Premiers Hommes, alors que tout autour la neige était rose, Jon n’était pas près de les oublier. « Lorsque les morts marchent, il n’est épées ni pieux ni murs qui vaillent. On ne peut combattre les morts, Jon Snow. Je le sais deux fois mieux que quiconque au monde. » Rien que de repenser à ça, le vent vous paraissait comme un peu plus froid.
Enfin, la cage redescendit en quincaillant, roulant au bout de ses longues chaînes, et ils s’y entassèrent en silence avant de refermer la porte.
Peu d’instants après que Mully eut branlé par trois fois la corde de la cloche, ils commencèrent à s’élever, non sans à-coups ni faux départs d’abord, puis de manière moins heurtée. Nul ne soufflait mot. En atteignant le sommet, la cage ballottait pas mal, et ils n’en émergèrent qu’un par un. Tocard tendit à Jon une main secourable pour l’aider à prendre pied sur la glace. Le froid vous y écrasait la gueule comme un coup de poing.