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Jon crut d’abord avoir mal entendu. Il avait eu comme l’impression que Noye lui déléguait le commandement. « Messire ?

— Messire ? Suis que forgeron. A toi le Mur, j’ai dit. »

Il y a des hommes plus âgés,faillit protester Jon, plus compétents. Je ne suis encore qu’un bleu, qu’un novice, et je suis non seulement blessé mais inculpé de désertion. Il en avait la bouche sèche comme un vieil os. « Hm », fut tout ce qu’il parvint à proférer.

Après coup, cette nuit devait lui faire l’effet de n’avoir été rien d’autre qu’un rêve. Côte à côte avec les soldats de paille et crispant leurs mains à demi gelées sur leurs arcs et leurs arbalètes, ses hommes durent bien lâcher cent volées de traits contre un ennemi qu’ils ne voyaient jamais. De loin en loin leur survenait au vol en guise de réponse une flèche sauvageonne. Il expédia certains des siens se charger des petites catapultes et fit pulluler l’air de pierres déchiquetées grosses comme un poing de géant, mais les ténèbres les déglutissaient aussi prestement que vous goberiez, vous, une poignée de noix. Des mammouths trompetaient dans le noir, des voix bizarres lançaient des appels en des langues encore plus bizarres, et septon Cellador conjurait l’aube d’arriver par des beuglements tellement avinés que Jon se vit à son tour tenté de le flanquer par-dessus bord. Ils entendirent un mammouth agoniser sous leurs pieds et en virent un autre se ruer tout en flammes à travers les bois, piétinant indistinctement les arbres et les hommes. Le vent soufflait, glacial et de plus en plus. Hobb fit monter des bols de soupe à l’oignon dont Owen et Clydas assurèrent le service en faisant la tournée des postes, afin que chacun pût continuer de décocher sa flèche entre deux lapées. Zei se joignit au groupe avec son arbalète. Des heures de secousses et de chocs incessants finirent par détraquer quelque chose dans le trébuchet de droite dont le contrepoids tomba comme une masse en se détachant, libérant par là, de manière aussi soudaine que catastrophique, le bras propulseur qui, non sans formidables craquements de bois déchiré, s’abattit de biais. Le trébuchet de gauche continua bien de lancer, lui, mais les sauvageons n’avaient pas tardé à comprendre que mieux valait éviter la zone des impacts.

Il nous faudrait vingt trébuchets, pas deux, et ils devraient être montés sur des patins de traîneaux et des plaques tournantes, afin qu’on puisse les déplacer. Mais c’était là une idée futile. Autant rêver, tant qu’il y était, d’avoir sous la main un millier d’hommes supplémentaires et, pourquoi pas ? deux ou trois dragons…

Donal Noye ne revenait pas, ni aucun de ceux qu’il avait emmenés tenir avec lui ce fameux tunnel noir et froid. Le Mur est à moi, se répétait Jon chaque fois qu’il sentait ses forces sur le point de l’abandonner. Il s’était lui-même saisi d’un grand arc, et ses doigts raidis n’arrêtaient pas de rouspéter contre l’excès du froid. Sans parler de la fièvre, qui était aussi de retour et qui lui secouait la jambe de tremblements irrépressibles grâce auxquels la douleur, telle une lame rougie à blanc, le lancinait de toutes parts. Encore une flèche, et puis je me repose, s’était-il dit et répété bien cinquante fois. Rien qu’une de plus. Mais son carquois se trouvait-il vide, l’une des taupes orphelines se dépêchait de le lui changer. Encore un carquois, et puis je m’arrête. L’aurore ne pouvait plus être bien loin.

Or, le matin survint sans qu’aucun d’eux s’en rendît d’abord véritablement compte. Le monde était encore enténébré, mais le noir s’était changé en gris, et les formes commençaient à émerger vaguement de l’obscurité. Jon abaissa son arc pour observer les lourds nuages amoncelés vers l’est. Derrière se discernait comme une lueur, mais il rêvait peut-être, tout simplement. Il encocha une nouvelle flèche.

Et, soudain, le soleil levant perça au travers, dardant des rais de lumière pâlots sur le champ de bataille. Jon se surprit à retenir son souffle pendant que son regard balayait la bande de terre à peu près défrichée qui séparait sur un demi-mille le Mur et la lisière de la forêt. La moitié d’une nuit avait suffi pour en faire un désert d’herbe noircie, de poix crevant à grosses bulles, de pierres éparpillées, de cadavres. La carcasse du mammouth brûlé attirait déjà les corbeaux. A terre gisaient aussi des géants morts, mais, derrière eux…

Sur sa gauche s’élevèrent des gémissements, et il entendit septon Cellador marmotter : « Miséricorde, Mère, aïe aïe, aïe aïe aïe, Mère, miséricorde. »

Sous les arbres se massaient tous les sauvageons du monde : razzieurs et géants, zomans, mutants et montagnards, marins d’eau salée, cannibales des fleuves gelés, troglodytes aux visages teints, voitures à chiens de la Grève glacée, Pieds Cornés dont la plante semblait être de cuir bouilli, toute l’étrange barbarie qu’avait enfin pu agglutiner Mance dans l’espoir d’emporter le Mur. Ces terres ne sont pas les vôtres, eut envie de leur gueuler Jon. Il n’y a pas de place ici pour vous. Allez-vous-en. De quoi faire s’esclaffer, il croyait l’entendre, un Tormund Fléau-d’Ogres, alors qu’Ygrid aurait décrété : « T’y connais rien, Jon Snow »… Il fit jouer sa main d’épée, en en ployant et déployant les doigts, tout parfaitement conscient qu’il était que les épées n’entreraient jamais dans la danse, ici, sur son perchoir.

Il grelottait de froid, tremblait de fièvre et, tout à coup, le poids de l’arc excéda ses forces. La bataille avec le Magnar n’avait rien été, comprit-il, et pour moins que rien comptaient les combats de la nuit passée, ce n’était là qu’un coup de sonde, un picotement de poignard dans le noir pour voir s’il était possible de les prendre à l’improviste. Ce n’était qu’à présent qu’allaient débuter les choses vraiment sérieuses.

« Je m’étais jamais attendu à ce qu’y en aurait tant », fit Satin.

Jon, si. Pour les avoir déjà vus, quoique pas de cette façon, pas formés en ligne de bataille. Durant la marche, c’était sur des lieues et des lieues que s’étirait, tel un ver gigantesque, la colonne sauvageonne, si bien que vous n’en aviez jamais de vision globale. Alors que là, là…

« Ça y est, dit quelqu’un d’une voix étranglée, les v’là. »

Les mammouths occupaient le centre du dispositif sauvageon, vit Jon. Une centaine ou davantage, et chevauchés par des géants qui brandissaient des haches ou des masses de pierre énormes. D’autres géants les escortaient, qui roulaient à foulées prodigieuses un tronc d’arbre taillé en pointe et monté sur de grandes roues de bois. Un bélier, se dit-il sombrement. Si tant est que la porte tînt toujours, en bas, quelques câlins de ce machin-là suffiraient à la fracasser le temps de le dire. De part et d’autre des géants déferlaient à la course, avec une vague de cavaliers harnachés de cuir bouilli et armés de lances durcies au feu, des tas d’archers et des centaines de fantassins munis de boucliers de cuir et de piques et de frondes et de gourdins. Les chariots en os de la Grève glacée faisaient sur les flancs un fracas du tonnerre en rebondissant par-dessus rochers et racines derrière leurs monstrueux attelages de dogues blancs. La fureur de la sauvagerie, songea Jon, les tympans percés par les stridences des cornemuses, les abois et les jappements, le barrissement des mammouths, les cris et les sifflets du peuple libre, les vociférations en vieille langue des géants, l’écho des tambours que la glace répercutait à l’infini comme un grondement de tonnerre perpétuel.