Ainsi demeurait-elle avec le Limier. On cavalait jour après jour toute la journée, jamais on ne couchait deux nuits dans le même endroit, et on évitait le plus possible bourgades, villes et châteaux. Une fois, elle questionna Sandor Clegane sur leur destination. « Au diable, répondit-il. T’as pas besoin d’en savoir plus. Maintenant que tu ne vaux plus un clou pour moi, t’entendre en plus couiner, j’ai vraiment pas envie. J’aurais dû te laisser filer te fourrer dans ce foutu château.
— Oui, vous auriez dû, confirma-t-elle en pensant à sa mère.
— Tu serais morte si je l’avais fait. Tu devrais me dire merci. Tu devrais me chanter une mignonne chansonnette, comme a fait ta sœur.
— Vous l’aviez assommée à coups de hache, elle aussi ?
— Je ne t’ai frappée que du plat de la hache, espèce de petite buse. Je l’aurais fait avec le tranchant que ton crâne, il en flotterait encore au fil de la Verfurque des tas d’esquilles. Maintenant, ferme ton putain de bec. Si j’avais ça de sens commun, c’est aux silencieuses de sœurs que je te filerais. La langue, elles te la coupent, aux greluches qui causent trop. »
Là, ce n’était vraiment pas juste à lui, dire un truc pareil. A part cette seule et unique fois, c’est tout juste si elle n’était pas totalement muette. Des journées entières s’écoulaient sans qu’ils mouftent ni l’un ni l’autre. Elle parce qu’elle était trop vide pour parler, lui parce qu’il était trop en rogne. La fureur qui le possédait, elle ne la percevait qu’avec trop d’acuité ; elle la lisait sur son mufle, rien qu’à la manière dont il pinçait la bouche, la tordait, rien qu’aux regards qu’il lui décochait. Pour peu qu’il empoignât sa hache afin de couper du bois à brûler, jamais ça ne manquait de l’induire à une rage froide qui lui faisait massacrer si frénétiquement les arbres, morts ou vifs, et les branches auxquels il s’attaquait qu’au bout du compte on se retrouvait avec vingt fois plus de bûches et de petit bois qu’il n’était nécessaire. Après quoi il lui arrivait de se sentir tellement crevé, tellement moulu qu’il se jetait par terre et que, sans même allumer de feu, il sombrait instantanément dans un sommeil de plomb. Arya détestait ça, quand ça arrivait, et elle le détestait aussi, lui. C’était ces soirs-là qu’elle avait le plus de mal à détacher son regard de la hache. Elle a l’air épouvantablement lourde, mais je te parie que je réussirais quand même à la lui balancer sur la gueule. Et ce n’était pas avec le plat, toujours, qu’elle frapperait…
Au cours de leurs vagabondages, ils apercevaient de-ci de-là d’autres gens : des paysans dans leurs champs, des porchers avec leurs pourceaux, une laitière suivie de sa vache, un écuyer galopant transmettre un message par quelque chemin défoncé. A aucun d’entre eux non plus Arya n’avait la moindre envie d’adresser la parole. Ils lui faisaient l’effet de vivre dans une contrée lointaine et de parler une langue étrangère bizarre, d’avoir aussi peu à voir avec elle qu’elle avec eux.
Mieux valait au surplus passer inaperçu. De temps à autre défilaient, le long des sentiers de ferme sinueux, des colonnes de cavaliers en tête desquelles flottaient les tours jumelles Frey. « Ça traque du Nordien paumé, commenta le Limier, après le passage d’un détachement de cet acabit. Au moindre bruit de sabots, dépêche-toi de baisser la tête, maigre est la chance qu’il s’agisse d’amis à toi. »
Un jour, l’espèce d’antre terreux que formaient les racines d’un chêne abattu les mit nez à nez avec un autre rescapé des Jumeaux. L’emblème qu’il portait sur la poitrine consistait en une jouvencelle rose dansant dans un tourbillon de soieries, et il se présenta à eux comme un homme de ser Marq Piper et comme un archer, bien qu’il eût perdu son arc. Il avait l’épaule gauche, à la jointure du bras, toute de traviole et boursouflée ; un coup de masse, expliqua-t-il, qui, non content de fracasser l’articulation, lui avait incrusté la maille au fin fond de la chair. « Un type du Nord, c’était, gémit-il. Il portait pour emblème un homme sanglant, et, à la vue du mien, il s’est mis à blaguer, qu’entre un mec rouge et une garce rose, ben, des fois, ça devrait coller. Moi, j’ai bu à son lord Bolton, lui, il a bu à ser Marq, tous les deux on a bu à lord Edmure et à lady Roslin et au roi du Nord. Et puis voilà qu’il me zigouille… » Il avait les yeux tout brillants de fièvre en racontant ça, et, Arya l’aurait affirmé, il ne mentait pas. Son épaule était outrancièrement gonflée, le pus et le sang lui avaient salopé tout le côté gauche. Et il répandait en plus une de ces odeurs… Il pue comme un macchabée. Il mendia une gorgée de vin.
« Si j’avais eu du vin, je me le serais envoyé moi-même, répondit le Limier. Tout ce que je peux, c’est te donner de la flotte et t’accorder le coup de grâce. »
Le blessé le dévisagea longuement avant de lâcher : « T’es le chien à Joffrey, toi…
— Mon propre chien, maintenant. Tu la veux, la flotte ?
— Ouais. » Il déglutit. « Et la grâce. Je t’en prie. »
On avait, peu de temps avant, dépassé une petite mare. Sandor chargea Arya de retourner y emplir son heaume, et elle y alla, non sans traîner passablement les pieds. La gadoue du bord manqua lui embourber les bottes. A l’utiliser comme un seau, le museau de chien fuyait par les orbites, mais il gardait pas mal d’eau tout de même au fond.
Quand il la vit de retour, l’archer tourna sa figure vers le ciel pour se faire verser l’eau directement dans la bouche, et il se mit à pomper plus vite encore qu’Arya ne versait. Le restant lui dégoulinait le long des joues et, allant se perdre dans ses favoris encroûtés de sang brun, finit par emperler sa barbe de larmes rosâtres. Le heaume vidé, il l’agrippa pour en lécher avidement l’acier. « Bon, dit-il. Quoique j’aurais préféré du vin. De vin, que j’avais envie.
— Moi aussi. » Presque tendrement, le Limier lui poussa son poignard dans la poitrine en en secondant la pointe de tout son poids pour qu’elle traverse le surcot, la maille et le matelassage, en dessous. Comme il retirait la lame et l’essuyait sur le cadavre, il loucha du côté d’Arya. « C’est là qu’est le cœur, petite. C’est comme ça qu’on tue un homme. »
Une des façons. « Nous allons l’enterrer ?
— Pour quoi faire ? rétorqua Sandor. Lui s’en fiche, et nous, nous n’avons pas de bêche. Laissons en profiter les loups et les chiens sauvages. Tes frères et les miens. » Son regard se durcit. « Mais d’abord, nous, on le dépouille. »
La bourse du mort contenait deux cerfs d’argent et près de trente liards de cuivre. Sur la poignée de sa dague était enchâssée une charmante pierre rose. Le Limier soupesa l’arme dans sa paume et puis la lança à Arya. Elle la saisit par le manche et, sitôt après l’avoir glissée dans sa ceinture, se sentit légèrement mieux. Ce n’était pas Aiguille, mais c’était de l’acier. Le mort laissait encore un carquois plein de flèches, mais à quoi pouvaient bien servir des flèches, sans arc ? Les bottes étant trop grandes pour Arya, trop petites pour le Limier, ils les abandonnèrent. Mais le bassinet avait beau lui descendre quasiment jusqu’au bas du nez, elle se l’adjugea tout de même, quitte à devoir le coiffer presque à la verticale pour y voir. « Il devait avoir une monture, aussi, sans quoi il n’aurait pas pu s’échapper, commenta Clegane en scrutant les alentours, mais la saloperie s’est évaporée, m’est avis. Et va savoir depuis combien de temps il croupissait là… »
Le temps d’atteindre les contreforts des montagnes de la Lune, et les pluies s’étaient à peu près arrêtées. Désormais en mesure de lorgner le soleil, la lune et les étoiles, Arya avait l’impression qu’on se dirigeait vers l’est. « Où allons-nous ? » demanda-t-elle une nouvelle fois.