Le Limier répondit, pour le coup : « Tu as une tante aux Eyrié. Peut-être après tout que ça la tentera, récupérer ton petit cul maigre, moyennant rançon. Bref…, une fois qu’on aura trouvé la grand-route, on n’aura plus qu’à la suivre tout du long jusqu’à la Porte Sanglante. »
Tante Lysa. Le sentiment de vide persista. C’était sa mère qu’Arya voulait, pas la sœur de sa mère. La sœur de sa mère, elle ne la connaissait pas plus qu’elle ne connaissait son grand-oncle Silure. Nous aurions dû entrer dans le château. En fait, ils nesavaient pas véritablement que Mère était morte, ou Robb, là. Ce n’était pas pareil que s’ils les avaient vus mourir et tout et tout. Peut-être que lord Frey les avait juste faits prisonniers. Peut-être qu’ils se trouvaient aux fers dans ses oubliettes, et peut-être aussi que les Frey les emmenaient à Port-Réal en ce moment même pour que Joffrey puisse leur trancher la tête. Non, ils nesavaient pas. « Nous devrions rebrousser chemin, trancha-t-elle sans préavis. Nous devrions retourner aux Jumeaux récupérer ma mère. Il est impossible qu’elle soit morte. Il nous faut l’aider.
— Et moi qui m’étais figuré que ta sœur était la seule à avoir la cervelle farcie de chansons… ! gronda le Limier. Il se pourrait très bien que Frey, c’est vrai, ait gardé ta mère en vie pour la rançonner. Mais les sept enfers eux-mêmes ne me fourniraient pas le moyen d’aller la cueillir tout seul par mes seules putains de forces au fin fond de ce foutu château… !
— Pas tout seul…, je viendrais aussi. »
Il émit un bruit qui pouvait passer pour un rire. « Ah, ça ferait pisser le vieux de trouille,ça !
— Peur de mourir, voilà tout ce que vous avez », cracha-t-elle avec un souverain mépris.
Là, Clegane se mit à rire carrément. « La mort ne me fait pas peur. Je n’ai peur que du feu. Et maintenant, la ferme, ou bien je te tranche moi-même la langue, que les sœurs du Silence en aient pas la corvée. Au Val qu’on va, nous, ouste. »
Arya ne le croyait pasvraiment, quand il menaçait de lui trancher la langue ; il disait juste ça, comme le faisait Zyeux-roses naguère en parlant de la battre au sang. N’empêche qu’elle n’était pas du tout tentée de le mettre à l’épreuve. Sandor Clegane n’était pas Zyeux-roses. Zyeux-roses ne fendait pas plus les gens en deux qu’il ne les assommait à coups de hache. Pas même avec le plat d’une hache.
Cette nuit-là, elle s’endormit en pensant à Mère et en se demandant si son devoir ne serait pas de tuer le Limier pendant son sommeil puis de partir seule à la rescousse de lady Catelyn. En fermant les yeux, ce qui s’imprima derrière ses paupières, c’est le visage maternel. Elle est si proche que je pourrais presque la sentir…
… et elle se mit à la sentir effectivement. Une senteur ténue sous les autres odeurs, celles de mousse et de fange et d’eau, sous les remugles de roseaux en putréfaction, de chair humaine en putréfaction. A pas de velours, elle se fraya lentement passage sur le sol mouvant jusqu’à la berge de la rivière, lapa quelques gorgées puis releva la tête pour humer l’air. Le ciel était gris, plombé de nuages, les flots verts et pleins de choses à la dérive. Des morts encombraient les hauts-fonds, certains bougeaient encore lorsque le courant se mettait à les tripoter, d’autres gisaient échoués sur les rives. Ses frères et sœurs pullulaient tout autour et déchiraient à belles dents la riche bidoche bien faisandée.
Les corbeaux étaient là aussi, qui criaillaient contre les loups et saturaient de plumes l’atmosphère. Leur sang plus chaud la mettant en transes, l’une de ses sœurs avait refermé ses mâchoires sur l’un d’eux comme il s’envolait, et elle lui tenait une aile. Du coup, elle eut elle-même envie d’un corbeau. Elle avait envie de goûter le sang, d’entendre les os craquer sous ses crocs, de se remplir la panse de viande chaude au lieu de froide. Elle avait grand-faim et, de la viande, il y en avait tant qu’on voulait, de tous les côtés, mais elle se savait incapable d’y toucher.
La senteur se faisait maintenant plus forte. Pointant les oreilles, elle écouta les grommellements de sa meute, les piaulements coléreux des oiseaux, leurs fouettements d’ailes et la rumeur galopante des eaux. Quelque part au loin s’entendaient des chevaux, des appels d’hommes bien vivants, mais ce n’étaient pas eux qui lui importaient. La senteur seule lui importait. Elle huma de nouveau l’air. Là-bas, ça se trouvait, et voilà qu’elle le discernait aussi, quelque chose de pâle et blanc qui descendait la rivière et qui, lorsque l’éraflait d’aventure un obstacle, s’y dérobait en tournoyant. Et sur le passage duquel s’inclinaient les roseaux.
Pataugeant avec force éclaboussures à travers les eaux dormantes, elle alla se jeter bruyamment dans le profond des flots, pattes affolées, mais, tout fort qu’était le courant, plus forte que lui. Elle nagea, nagea, la truffe tendue vers la piste. La rivière exhalait des odeurs luxuriantes et moites, mais ce n’étaient pas ces odeurs-là qui la captivaient. C’était aux trousses de l’âcre et rouge murmure de sang froid qu’elle barbotait, derrière la senteur mielleuse et douceâtre de mort. C’était ce murmure et cette senteur qu’elle traquait comme elle avait jusqu’alors traqué nombre de daims rouges au travers des bois, et c’est eux qu’elle finit par rejoindre, haletante, lorsque ses mâchoires se refermèrent sur la blancheur blême d’un bras. Elle le secoua violemment pour qu’il bouge, mais elle n’avait dans la bouche que de la mort et que du sang. Sentant à présent s’épuiser ses forces, elle n’eut plus d’autre solution que de ramener le cadavre au bord. Or, comme elle le hissait enfin, vaille que vaille, sur la berge marécageuse, un de ses petits frères vint rôder par là, la langue pendante. Et elle dut gronder pour le mettre en fuite et lui interdire de se repaître comme il l’aurait fait. Alors seulement s’accorda-t-elle un peu de répit pour ébrouer sa fourrure trempée. La chose blanchâtre gisait cependant dans la boue face contre terre ; exsangue était sa chair morte, exsangue et fripée ; de sa gorge suintait un filet de sang froid. Lève-toi, songea-t-elle.Lève-toi pour venir courir et manger avec nous.
Un chahut de chevaux lui fit tourner la tête. Humains. Ils progressaient contre le vent, de sorte qu’elle ne les avait pas sentis, bien qu’ils fussent presque sur elle, à présent. Des hommes montés, tout ailés de noir et de jaune et de rose battants, tout griffus de griffes brillantes. Certains de ses plus jeunes frères dénudèrent leurs crocs pour défendre le festin qu’ils s’étaient trouvé, mais elle leur jappa de se disperser jusqu’à ce qu’ils détalent. Telle était la loi du monde sauvage. Si les daims, les lièvres et les corbeaux détalaient face aux loups, les loups détalaient face aux hommes. Abandonnant sa blanche proie froide dans la fange où elle l’avait tirée avec tant de peine, elle-même prit la fuite à son tour, et sans en éprouver de honte.
Le matin venu, le Limier n’eut pas plus à gueuler qu’à la secouer pour qu’Arya se réveille. Elle s’était réveillée avant lui, pour changer, et elle avait même abreuvé déjà les chevaux. Ils déjeunèrent sans un mot, et c’est finalement Sandor qui rompit le silence. « Pour en revenir à ta mère…
— Aucune importance, coupa-t-elle d’un ton maussade. Je sais qu’elle est morte. Je l’ai vue en songe. »
Le Limier la dévisagea longuement puis acquiesça d’un hochement. Et tout fut dit. Ils reprirent leur chevauchée du côté des montagnes.
Dans les hauts du piémont, ils tombèrent sur un minuscule village isolé que cernaient des vigiers gris-vert et de grands pins plantons bleus, et Clegane décida que l’on s’y risquerait. « Nous faut à bouffer, dit-il, et un toit sur la tête. Ils ne savent probablement pas ce qui s’est passé aux Jumeaux et, avec un peu de chance, ils ne me reconnaîtront pas. »