Les habitants étaient en train de construire autour de leurs bicoques une palissade de bois, et il leur suffit de voir l’impressionnante carrure du Limier pour offrir le gîte, le couvert et même de l’argent contre un coup de main. « S’il y a aussi du pinard à la clef, va pour le boulot », leur grogna-t-il. Il se contenta finalement de bière et, tous les soirs, se saoula désormais la gueule pour dormir.
C’est d’ailleurs là, dans ces collines, que le rêve de vendre Arya à lady Arryn, il dut en faire une fois pour toutes son deuil. « Y a du gel au-dessus de nous et de la neige dans les cols supérieurs, dit le doyen du village. Si vous crevez pas de faim ou de froid, c’est les lynx qu’auront raison de vous, ou les ours des grottes. Plus les clans qu’y a là. Les Faces Brûlées reculent plus devant rien, depuis que leur Timett N’a-qu’un-œil, il est revenu de la guerre. Et y a six mois de ça que Gunthor, fils de Gurn, a fondu avec ses Freux sur un bourg à pas huit milles d’ici. Ils y ont pris toutes les femmes et jusqu’au dernier grain de blé, et ils y ont massacré la moitié des hommes. Ils ont de l’acier, maintenant, de bonnes épées et des hauberts de maille, et ils surveillent la grand-route – et pas que les Freux, les Serpents de Lait, les Fils du Brouillard, tous tant qu’ils sont, quoi. Pourriez peut-être en avoir quelques-uns mais, à la longue, c’est vous qu’ils auraient, avant d’embarquer votre fille… »
Je ne suis pas sa fille !aurait pu glapir Arya, sauf qu’elle se sentait trop vannée pour ça. Elle n’était plus la fille de personne, à présent. Elle n’était personne. Ni Arya, ni Belette, ni Nan, ni Arry, ni Pigeonneau, ni même Tête-à-cloques. Elle n’était rien d’autre qu’une vague fille qui courait avec un chien, le jour, et qui, la nuit, rêvait de loups…
C’était bien peinard, au village. Ils y avaient des lits bourrés de paille et sans trop de poux, la chère y était simple mais nourrissante, et l’air embaumait le pin. En dépit de quoi Arya ne tarda guère à trancher qu’elle le détestait. Les villageois, c’étaient des pleutres. Aucun d’entre eux n’avait seulement le courage de regarder le Limier en face, si furtivement que ce fût. Quant à elle, certaines des bonnes femmes voulaient à tout prix l’affubler d’une robe et la fiche de force aux travaux d’aiguille, mais elles n’étaient pas lady Petibois, et elles pouvaient toujours courir pour lui imposer l’un ou l’autre. Puis il y avait une môme qui s’était mise à lui coller au train, la fille du fameux doyen. Elle avait à peu près son âge, mais ce n’était qu’une gosse ; que ça chialait si ça s’écorchait un genou, et que ça trimballait tout le temps, partout, une stupide poupée de chiffon. Une poupée bricolée pour avoir l’air d’un homme d’armes, plus ou moins, si bien que la gosse l’appelait ser Soldat et vous tannait sur la sécurité qu’il lui procurait. Tu pouvais bien lui dire : « Va-t-en », et plutôt cinquante fois qu’une, lui répéter : « Mais fous-moi la paix ! », rien à faire, rien. De guerre lasse, Arya le lui avait finalement arraché, son fantoche, éventré, elle avait mis à l’air les tripes de chiffon, clamant : « Voilà ! Maintenant, ça ressemble à un vrai soldat ! », puis elle l’avait balancé dans un torrent. Après ça, la colle ayant cessé de l’importuner, les journées d’Arya se passèrent à bouchonner Pétoche et Etranger ou à arpenter les bois. Il lui arrivait parfois de trouver un bâton propice à ses travaux d’aiguille personnels, et il lui servait à s’entraîner, mais alors lui revenaient à l’esprit les événements des Jumeaux, et elle se mettait à en fustiger les arbres jusqu’à ce qu’il soit en mille morceaux.
« Peut-être qu’on ferait bien de rester ici quelque temps », lui dit le Limier, au bout d’une quinzaine de jours. Il était saoul, mais la bière le faisait moins somnoler que ruminer. « On n’arrivera jamais aux Eyrié, et les Frey doivent encore traquer les survivants dans le Conflans. M’a tout l’air qu’ils ont besoin d’épées, dans les parages, avec les razzias de ces clans. Nous permettrait de nous reposer, peut-être aussi de trouver moyen de faire passer une lettre à ta tante. » Arya se rembrunit en entendant cela. Elle ne tenait vraiment pas à rester, mais il n’y avait pas d’endroit où aller non plus… Le matin suivant, dès que le Limier fut parti abattre des arbres et charrier des rondins, elle retourna se coucher en catimini.
Seulement, une fois les travaux achevés, une fois le village bien retranché derrière sa palissade, le doyen ne le leur envoya pas dire, qu’ils n’avaient pas leur place dans la communauté. « Vienne l’hiver, on aura diablement du mal à nourrir rien que nos propres bouches, expliqua-t-il. Et vous…, ben, un homme de votre espèce, ça finit toujours par attirer le sang… »
La bouche de Sandor se crispa. « Ainsi, vous savez qui je suis.
— Ouais. Y a pas de voyageurs qui passent par chez nous, mais on va au marché, on va sur les foires. On en sait un bout sur le chien de Joffrey.
— Quand ces Freux vous rendront visite, vous pourriez bien vous féliciter d’avoir un chien.
— Ça se pourrait. » L’homme hésita, puis, prenant son courage à deux mains : « Mais on dit que vous vous êtes salement dégonflé, pendant la bataille de la Néra. On dit…
— Je sais ce qu’on dit. » La voix de Sandor grinçait autant que deux scies à bois s’activant de conserve. « Payez-moi, et on vous débarrassera le plancher. »
A leur départ, le Limier emportait une bourse pleine de cuivraille, une outre de bière aigre et une nouvelle épée. C’était une épée très vétusté, à la vérité, quoique nouvelle entre ses mains. Il l’avait troquée à son propriétaire contre la hache à long manche prise aux Jumeaux, celle-là même dont il s’était servi pour égayer d’une bosse le crâne d’Arya. Il régla son sort à la bière en moins d’une journée, mais la lame, il se mit à l’affiler soir après soir, non sans maudire le troqueur à chacune des ébréchures et chacune des taches de rouille contre lesquelles il s’escrimait. S’il est si dégonflé que ça, qu’est-ce que ça peut bien lui faire, que son épée soit tranchante ou pas ? Ce n’était pas le genre de question qu’Arya se risquerait à lui poser, mais elle y pensait pas mal. Etait-ce pour cette raison qu’il avait pris la poudre d’escampette et l’avait emmenée malgré elle aux Jumeaux ?
A leur retour dans le Conflans, ils découvrirent que les pluies s’étaient espacées, et que les rivières en crue avaient commencé à regagner leur lit. Le Limier tourna vers le sud, soit à nouveau du côté du Trident. « On va aller à Vivesaigues, annonça-t-il pendant que rôtissait un lièvre qu’il avait tué. Peut-être que le Silure voudra s’acheter une louve.
— Il ne me connaît pas. Il ne saura même pas si je suis vraiment moi. » Elle en avait marre d’aller à Vivesaigues. Ça faisait des années, lui semblait-il, qu’elle allait à Vivesaigues sans jamais réussir à y arriver. Chaque fois qu’elle allait à Vivesaigues, c’est dans un endroit pire qu’elle finissait par aboutir. « Il ne vous donnera pas un sou de rançon. Il se contentera probablement de vous pendre.
— Libre à lui d’essayer. » Il fit tourner la broche.
Il ne parle pas du tout comme un dégonflé.« Je sais où nous pourrions aller », reprit-elle. Il lui restait encore un frère. Jon voudra bien de moi, lui, même si personne d’autre n’en veut. Il m’appellera « sœurette », et il m’ébouriffera les cheveux. Mais ça faisait une fameuse trotte, et elle ne pensait pas être capable de l’accomplir toute seule. Elle n’avait même pas été capable d’atteindre Vivesaigues. « Nous pourrions aller au Mur. »