— N’ai-je pas assez de tracas, n’ai-je pas assez de tourments ? continuait-il. Les Écossais menacent sans cesse mes frontières, envahissent mon royaume ; et quand je les affronte en bataille, mes armées s’enfuient. Et comment pourrais-je les vaincre lorsque mes évêques s’entendent pour traiter avec eux, sans mon accord, lorsque j’ai tant de traîtres parmi mes vassaux, et que mes barons des Marches lèvent des troupes contre moi en s’obstinant à prétendre qu’ils ne tiennent leurs terres que de leur épée, alors que depuis beau temps, depuis vingt-cinq années, l’oublie-t-on, il en a été jugé et réglé autrement par le roi Édouard mon père ! Mais on a vu à Shrewsbury, on a vu à Boroughbridge, on a vu ce qu’il en coûtait de se rebeller contre moi, n’est-ce pas, Leicester ?
Henry de Leicester hocha sa grosse tête inclinée sur l’épaule. La manière était peu courtoise de lui rappeler la mort de son frère Thomas de Lancastre, décapité seize mois auparavant, en même temps que vingt autres grands seigneurs étaient pendus.
— On a vu en effet, Sire mon époux, que les seules batailles que vous pouviez gagner étaient contre vos propres barons, dit Isabelle. À nouveau, Edouard lui jeta un regard haineux. « Quel courage, pensait Bouville, quel courage a cette noble reine ! »
— Et il n’est point juste tout à fait, poursuivit-elle, de dire qu’ils se sont opposés à vous pour le droit de leur épée. Ne fut-ce pas plutôt pour les droits du comté de Gloucester que vous avez voulu remettre à messire Hugh ?
Les deux Le Despenser se rapprochèrent l’un de l’autre, comme pour faire front. Lady Le Despenser le Jeune se dressa devant l’échiquier ; elle était la fille du feu comte de Gloucester. Édouard II frappa du pied le dallage. La reine était trop irritante, à la fin, n’ouvrant la bouche que pour lui remontrer ses erreurs et ses fautes de gouvernement[14] !
— Je remets les grands fiefs à qui je veux, Madame, je les remets à qui m’aime et me sert, s’écria Édouard en posant la main sur l’épaule de Hugh le jeune. Sur qui d’autre pourrais-je m’appuyer ? Où sont mes alliés ? Votre frère de France, Madame, qui devrait se conduire comme le mien, puisque, après tout, c’est dans cette espérance que l’on m’a engagé à vous accueillir pour épouse, quel secours me porte-t-il ? Il me requiert de venir lui rendre l’hommage pour l’Aquitaine, voilà tout son appui. Et où m’envoie-t-il sa sommation ? En Guyenne ? Que nenni ! C’est ici, en mon royaume, qu’il me la fait délivrer, comme s’il avait mépris de toutes les coutumes féodales, ou le vouloir de m’offenser. Ne croirait-on pas qu’il se prend aussi pour le suzerain de l’Angleterre ? D’abord je l’ai rendu cet hommage, je ne suis que trop allé le rendre. Une première fois à votre père, quand j’ai manqué de rôtir dans l’incendie de Maubuisson, et puis encore à votre frère Philippe, voici trois ans, quand je suis allé à Amiens. À la fréquence, Madame, où meurent les rois de votre famille, il me faudra bientôt m’installer sur le Continent !
Les seigneurs, évêques et notables du Yorkshire, dans le fond de la pièce, se regardaient entre eux, nullement effrayés mais atterrés de cette colère sans force qui s’égarait si loin de son objet, et leur découvrait, en même temps que les difficultés du royaume, le caractère du roi. Était-ce donc là le souverain qui leur demandait subsides pour son Trésor, auquel ils devaient obéissance en toutes choses, et d’aventurer leur vie quand il les requérait à ses combats ? Lord Mortimer avait eu certes quelques bonnes raisons de se rebeller…
Les conseillers intimes eux-mêmes paraissaient mal à l’aise, bien qu’ils connussent cette habitude du roi, et qui se retrouvait jusque dans sa correspondance, de refaire le compte de tous les ennuis de son règne à chaque nouveau désagrément qui survenait.
Le chancelier Baldock se frottait la pomme d’Adam, machinalement, à l’endroit où s’arrêtait sa robe d’archidiacre. L’évêque d’Exeter, Lord Trésorier, se rongeait l’ongle du pouce, à petits coups de dents, et observait ses voisins d’un regard sournois. Seul Hugh Le Despenser le Jeune, trop frisé, trop paré, trop parfumé pour un homme de trente-trois ans, montrait de la satisfaction. La main du roi posée sur son épaule prouvait à tous son importance et sa puissance.
Le nez bref, la lèvre sinueuse, abaissant et relevant le menton comme un cheval au piaffer, il approuvait chaque déclaration d’Édouard d’un petit raclement de gorge, et son visage semblait dire : « Cette fois la coupe est pleine, nous allons prendre des mesures sévères ! » Il était maigre, long de taille, assez étroit de torse, et avait une mauvaise peau, sujette aux inflammations.
— Messire de Bouville, dit soudain le roi Édouard se retournant contre l’ambassadeur, vous répondrez à Monseigneur de Valois que le mariage qu’il nous a proposé, et dont nous avons apprécié tout l’honneur, décidément ne se fera pas. Nous avons d’autres vues pour notre fils aîné. Ainsi en sera-t-il terminé avec une déplorable coutume qui veut que les rois d’Angleterre prennent leurs épouses en France, sans qu’il leur en vienne jamais aucun bienfait.
Le gros Bouville pâlit sous l’affront et s’inclina. Il adressa à la reine un regard désolé, et sortit.
Première conséquence, et bien imprévue, de l’évasion de Roger Mortimer : le roi d’Angleterre rompait avec les alliances traditionnelles. Il avait voulu, par ce trait, blesser sa femme ; mais il avait blessé en même temps ses demi-frères Norfolk et Kent dont la mère était française. Les deux jeunes gens regardèrent leur cousin Tors-Col, lequel haussa un peu plus l’épaule, d’un mouvement d’indifférence résignée. Le roi venait, sans réflexion, de s’aliéner à jamais le puissant comte de Valois dont chacun savait qu’il gouvernait la France au nom de son neveu Charles le Bel.
Le jeune prince Édouard, toujours près de la fenêtre, immobile et silencieux, observait sa mère, jugeait son père. C’était de son mariage, après tout, qu’il s’agissait, et dans lequel il n’avait mot à dire. Mais si on lui avait demandé ses préférences entre son sang d’Angleterre et celui de France, il eût penché pour ce dernier.
Les trois plus jeunes enfants avaient cessé de jouer ; la reine fit signe aux chambrières qu’on les éloignât.
Puis, très calmement, les yeux dans ceux du roi, elle dit :
— Quand un époux hait son épouse, il est naturel qu’il la tienne pour responsable de tout.
Édouard n’était pas homme à répondre de front.
— Toute ma garde de la Tour enivrée à mort, cria-t-il, le lieutenant envolé avec ce félon, et mon constable malade à périr de la drogue dont on l’a abreuvé ! À moins qu’il ne feigne la maladie, le traître, pour éviter le châtiment qu’il mérite ! Car c’était à lui de veiller à ce que mon prisonnier ne s’échappât ; vous entendez, Winchester ?
Hugh Le Despenser le père, depuis un an comte de Winchester, et qui était responsable de la nomination du constable Seagrave, se courba au passage de l’orage. Il avait l’échine étroite et maigre, avec une voussure en partie naturelle et en partie acquise dans une longue carrière de courtisan. Ses ennemis l’avaient surnommé « la belette ». La cupidité, l’envie, la lâcheté, l’égoïsme, la fourberie, et de plus toutes les délectations que peuvent procurer ces vices, semblaient s’être logés dans les rides de son visage et sous ses paupières rougies. Pourtant il ne manquait pas de courage ; mais il ne se connaissait de sentiments humains qu’envers son fils et quelques rares amis, dont Seagrave, précisément, faisait partie.
14
L’affaire du comté de Gloucester, fort sombre et embrouillée, naquit des fabuleuses prétentions émises sur ce comté par Hugh Le Despenser le Jeune, prétentions qu’il n’aurait eu aucune chance de voir triompher s’il n’avait été le favori du roi.
Hugh le Jeune, non content d’avoir reçu tout le Glamorgan en part d’héritage de sa femme, exigeait contre tous ses beaux-frères, et en particulier contre Maurice de Berkeley, l’intégralité des possessions du feu comte son beau-père. Toute la noblesse du sud et de l’ouest de l’Angleterre s’en était alarmée et Thomas de Lancastre avait pris la tête de l’opposition avec d’autant plus d’ardeur que dans le clan adverse se trouvait son pire ennemi, le comte de Warenne, lequel lui avait enlevé sa femme, la belle Alice.
Les Despensers, un moment exilés par un arrêt du Parlement rendu sous la pression des Lancastriens en armes, avaient été vite rappelés, Édouard ne supportant pas de vivre ni sans son amant, ni sous la tutelle de son cousin Thomas.
Le retour des Despensers au pouvoir avait été l’occasion d’une reprise de la rébellion, mais Thomas de Lancastre, aussi infortuné au combat qu’il l’avait été en ménage, avait fort mal dirigé la coalition. Ne se portant pas à temps au secours des barons des Marches galloises, il avait laissé ceux-ci se faire battre, en janvier 1322, dans l’ouest, à Shrewsbury, où les deux Mortimer avaient été faits prisonniers, tandis que lui-même, attendant vainement dans le Yorkshire des renforts écossais, avait été défait deux mois plus tard à Boroughbridge et condamné à mort immédiatement après.