Henry Tors-Col, les yeux vers la fenêtre et l’oreille contre l’épaule, semblait rêver. Il calculait… Il calculait que six jours s’étaient écoulés depuis l’évasion de Mortimer, qu’il en faudrait huit au moins pour que les ordres commencent à entrer en exécution, et qu’à moins d’être un fol, ce qui n’était naturellement pas le cas de Mortimer, celui-ci aurait à coup sûr quitté le royaume.[15] Il se félicitait aussi de s’être solidarisé avec la plupart des évêques et des seigneurs qui, après Boroughbridge, avaient obtenu la vie sauve pour le baron de Wigmore. Car, à présent que celui-ci s’était évadé, l’opposition aux Despensers allait peut-être retrouver le chef qui lui manquait depuis la mort de Thomas de Lancastre, un chef de plus d’efficace, plus habile et plus fort que ne l’avait été Thomas…
Le dos royal ondula ; Édouard pivota sur les talons pour se replacer face à sa femme.
— Eh, si ! Madame ; je vous tiens justement pour responsable. Et d’abord lâchez cette main que vous ne cessez de serrer depuis que je suis entré ! Lâchez la main de Lady Jeanne ! cria Édouard en frappant le sol du pied. C’est fournir caution à un traître que de mettre tant d’ostentation à en garder l’épouse auprès de soi. Ceux qui ont aidé à l’évasion de Mortimer pensaient bien qu’ils avaient l’agrément de la reine… Et puis on ne s’évade pas sans argent ; les trahisons se payent, les murs se percent avec de l’or. De la reine à sa dame de parage, de la dame de parage à l’évêque, de l’évêque au rebelle, le chemin est facile. Il va me falloir vérifier plus étroitement votre cassette.
— Sire mon époux, je crois que ma cassette est assez bien contrôlée, dit Isabelle en désignant Lady Le Despenser.
Hugh le Jeune semblait s’être soudain désintéressé du débat. Enfin la colère du roi se tournait, comme à l’habitude, contre la reine, et Hugh se sentait un peu plus triomphant. Il prit un livre qui se trouvait là et que lady Mortimer lisait à la reine avant l’entrée du comte de Bouville. C’était un recueil des lais de Marie de France ; le signet de soie marquait ce passage :
« La France, toujours la France… Elles ne lisent que ce qui touche à ce pays, se disait Hugh. Et quel est dans leur pensée ce chevalier dont elles rêvent ? Le Mortimer, sans doute… »
— My Lord, je ne surveille pas les aumônes, dit Aliénor Le Despenser.
Le favori releva les yeux et sourit. Il féliciterait sa femme pour ce trait.
— Je vois donc qu’il me faudra aussi renoncer aux aumônes, dit Isabelle. Il ne me restera bientôt plus rien d’une reine, pas même la charité.
— Et il faudra aussi, Madame, pour l’amour que vous me portez et que chacun voit, poursuivit Édouard, vous séparer de Lady Mortimer, car nul ne comprendrait plus dans le royaume qu’elle restât auprès de vous désormais.
Cette fois, la reine pâlit et se tassa un peu sur son siège. Les grandes mains nettes de Lady Jeanne se mirent à trembler.
— Une épouse, Édouard, ne peut être tenue de partager en tout les actes de son époux. J’en suis assez bien l’exemple. Veuillez croire que Lady Mortimer est aussi peu associée aux fautes de son mari que je le suis moi-même à vos péchés, s’il vous arrive d’en commettre !
Mais cette fois, l’attaque ne réussit pas.
— Lady Jeanne se rendra au château de Wigmore, lequel sera désormais sous la surveillance de mon frère Kent, et ceci jusqu’à ce que j’aie résolu ce qu’il me plaira de faire des biens d’un traître dont je ne veux plus que le nom soit prononcé en ma présence… avant la sentence de mort. Je pense, Lady Jeanne, que vous préférerez vous retirer de gré plutôt que de force.
— Allons, dit Isabelle, je vois que l’on me veut tout à fait seule.
— Que parlez-vous de solitude, Madame ! dit Hugh le Jeune de sa belle voix modulée. Ne sommes-nous pas tous vos amis fidèles, étant ceux du roi ? Et madame Aliénor, ma dévouée femme, ne vous est-elle pas de constante compagnie ? C’est un joli livre que vous possédez là, ajouta-t-il en montrant le volume, et finement enluminé ; me ferez-vous la grâce de me le prêter ?
— Mais certes, certes, la reine vous le prête ! dit le roi. N’est-ce pas, Madame, que vous nous faites le plaisir de prêter ce livre à notre ami Gloucester ?
— Bien volontiers, Sire mon époux, bien volontiers. Et je sais, quand il s’agit de notre ami Le Despenser, ce que prêter veut dire. Il y a dix ans que je lui ai prêté ainsi mes perles, et vous voyez qu’il les porte toujours au cou.
Elle ne désarmait pas, mais le cœur lui battait à grands coups dans la poitrine. Elle allait être seule désormais à supporter les quotidiennes blessures. Mais si un jour elle parvenait à se venger, elle n’oublierait rien.
Hugh le Jeune posa le livre sur un coffre et fit un signe d’intelligence à sa femme. Les lais de Marie de France iraient rejoindre le fermail d’or à lions de pierreries, les trois couronnes d’or, les quatre couronnes enrichies de rubis et d’émeraudes, les cent vingt cuillers d’argent, les trente grands plats, les dix hanaps d’or, la garniture de chambre en drap d’or losange, le char pour six chevaux, le linge, les bassins d’argent, les harnais, les ornements de chapelle, toutes ces choses merveilleuses, dons de son père ou de ses proches, qui avaient formé la corbeille de noces de la reine, et qui étaient passées aux mains des amants d’Édouard, à Gaveston d’abord, au Despenser ensuite. Même le grand manteau de drap de Turquie, tout brodé, et qu’elle portait le jour de son mariage, lui avait été enlevé !
— Allons, mes Lords, dit le roi en frappant des mains, qu’on se hâte aux tâches que j’ai données et que chacun veille à son devoir.
C’était l’expression habituelle, une formule encore qu’il croyait royale, par laquelle il marquait la fin de ses Conseils. Il sortit, et chacun à sa suite, et la pièce se dépeupla.
L’ombre commençait à descendre dans le cloître du prieuré de Kirkham et, avec l’ombre, un peu de fraîcheur entrait par les fenêtres. La reine Isabelle et Lady Mortimer n’osaient prononcer un mot, de peur de se mettre à pleurer. Seraient-elles jamais à nouveau réunies, et quel sort, à chacune, était-il promis ?
Le jeune prince Édouard, les yeux baissés, vint se placer silencieusement derrière sa mère, comme s’il voulait remplacer l’amitié qu’on arrachait à la reine.
Lady Le Despenser s’approcha pour prendre le livre qui avait plu à son mari, un beau livre, dont la reliure de velours était rehaussée de pierreries. Il y avait longtemps que l’ouvrage excitait sa convoitise. Comme elle allait s’en saisir, le jeune prince Édouard y abattit la main.
— Ah, non ! mauvaise femme, dit-il, vous n’aurez pas tout !
La reine écarta la main du prince, prit le livre et le tendit à son ennemie. Puis elle se retourna vers son fils avec un furtif sourire qui découvrit à nouveau ses dents de petit carnassier. Un enfant de onze ans ne pouvait être encore de grand secours ; mais, tout de même, il s’agissait du prince héritier.
15
La commission de l’évêque d’Exeter, d’après le
16
Marie de France, la plus ancienne des poétesses françaises, vécut dans la seconde moitié du XIIème siècle à la cour d’Henry II Plantagenet, où elle avait été amenée, ou appelée, par Aliénor d’Aquitaine, princesse infidèle, au moins à son premier époux le roi de France, mais certainement exquise, et qui avait créé autour d’elle, en Angleterre, un véritable centre d’art et de poésie. Aliénor était petite-fille du duc Guillaume IX, poète lui-même.
Les œuvres de Marie de France connurent une immense faveur, non seulement du vivant de leur auteur, mais encore pendant tout le XIIIème et le début du XIVème siècle.