III
UN NOUVEAU CLIENT POUR MESSER TOLOMEI
Le vieux Spinello Tolomei, dans son cabinet de travail, au premier étage, écarta le bas d’une tapisserie et, poussant un petit volet de bois, démasqua une ouverture secrète qui lui permettait de surveiller ses commis dans la galerie du rez-de-chaussée. Par cet « espion » d’invention florentine, dissimulé dans les poutres, messer Tolomei pouvait voir tout ce qui se passait, et entendre tout ce qui se disait dans son établissement de banque et de négoce. Pour l’heure, il constata les signes d’une certaine confusion. Les flammes des lampes à trois becs vacillaient sur les comptoirs, et les employés s’étaient arrêtés de pousser des jetons de cuivre sur les damiers qui leur servaient à calculer. Une aune à mesurer l’étoffe tomba sur le pavement avec fracas ; les balances oscillaient sur les tables des changeurs sans que personne y eût touché. Les pratiques s’étaient retournées vers la porte et les maîtres commis se tenaient la main sur la poitrine, déjà ployés pour une révérence.
Messer Tolomei sourit, devinant à tout ce trouble que le comte d’Artois venait de pénétrer chez lui. D’ailleurs, au bout d’un instant, il vit, au travers de l’« espion », apparaître un immense chaperon à crête de velours rouge, des gants rouges, des bottes rouges dont les éperons sonnaient, un manteau d’écarlate qui se déployait derrière des épaules de géant. Seul Monseigneur Robert d’Artois avait cette manière fracassante d’entrer, de faire trembler le personnel dès son apparition, cette façon de pincer au passage le sein des bourgeoises, sans que les maris osassent même bouger, et d’ébranler les murs, semblait-il, rien qu’en respirant.
De tout cela, le vieux banquier s’émouvait peu. Il connaissait Robert d’Artois de trop longue date. Il l’avait observé trop de fois ; et à le considérer ainsi, d’en haut, il distinguait tout ce qu’il y avait d’outré, de forcé, d’ostentatoire dans les gestes de ce seigneur. Parce que la nature l’avait doté de proportions physiques exceptionnelles, Monseigneur d’Artois jouait à l’ogre. En fait, c’était un rusé, un matois. Et puis Tolomei tenait les comptes de Robert…
Le banquier fut davantage intéressé par le personnage qui accompagnait d’Artois, un seigneur entièrement vêtu de noir, à la démarche assurée, mais à l’air réservé, distant, assez hautain.
Les deux visiteurs s’étaient arrêtés devant le comptoir aux armes et aux harnais, et Monseigneur d’Artois promenait son énorme gant rouge parmi les poignards, les miséricordes, les modèles de gardes d’épées, bousculait les tapis de selle, les étriers, les mors incurvés, les rênes découpées, dentelées, brodées. Le commis aurait une bonne heure de travail pour remettre en place son étalage. Robert choisit une paire d’éperons de Tolède, à longues pointes, et dont la talonnière était haute et recourbée en arrière afin de protéger le tendon d’Achille quand le pied exerçait une pression violente contre le flanc du cheval ; une invention judicieuse et sûrement bien utile en tournoi. Les branches de l’éperon étaient décorées de fleurs et de rubans, avec la devise « Vaincre » gravée en lettres rondes dans l’acier doré.
— Je vous en fais présent, mon Lord, dit le géant au seigneur en noir. Il ne vous reste qu’à choisir la dame qui vous les bouclera aux pieds. Cela ne tardera guère ; les dames de France s’enflamment vite à ce qui vient de loin… Vous pouvez vous munir ici de tout ce que vous souhaitez, continua-t-il en montrant la galerie. Mon ami Tolomei, maître usurier et renard de négoce, vous fournira tout ; quoi qu’on lui demande, je ne l’ai jamais vu pris au dépourvu. Voulez-vous faire don d’une chasuble à votre chapelain ? Il en a trente à choisir… D’une bague à votre bien-aimée ? Il a des pierres plein ses coffres… Vous plaît-il de parfumer les filles avant de les conduire au déduit ? Il vous donnera un musc qui vient directement des marchés d’Orient… Cherchez-vous une relique ? Il en tient trois armoires… Et en plus, il vend l’or pour acheter tout cela ! Il possède monnaies frappées à tous les coins d’Europe, dont vous voyez les changes, là, marqués sur ces ardoises. Il vend des chiffres, voilà surtout ce qu’il vend : comptes de fermages, intérêts de prêts, revenus de fiefs… Derrière toutes ces petites portes, il a des commis qui additionnent, qui retiennent. Que ferions-nous sans cet homme-là qui s’enrichit de notre peu d’habileté à compter ? Montons chez lui.
Bientôt, les marches de bois de l’escalier à vis gémirent sous le poids de Robert d’Artois. Messer Tolomei repoussa le volet de l’« espion « et laissa retomber la tapisserie.
La pièce où entrèrent les deux seigneurs était sombre, somptueusement décorée de meubles lourds, de gros objets d’argent, et tendue de tapis à images qui étouffaient les bruits ; elle sentait la chandelle, l’encens, les épices de table, et les herbes de médecine. Entre les richesses qui l’emplissaient, s’étaient accumulés tous les parfums d’une vie.
Le banquier s’avança. Robert d’Artois qui ne l’avait pas vu depuis de nombreuses semaines – près de trois mois pendant lesquels il avait dû accompagner son cousin le roi de France, en Normandie d’abord à la fin d’août, puis en Anjou pendant tout l’automne – trouva le Siennois vieilli. Ses cheveux blancs étaient plus clairsemés, plus légers sur le col de sa robe ; le temps avait planté ses griffes sur son visage ; les pommettes étaient marquées comme par les pattes d’un oiseau ; les bajoues s’étaient affaissées et ballottaient sous le menton ; la poitrine était plus maigre et le ventre plus gros ; les ongles taillés ras s’ébréchaient. L’œil gauche, le fameux œil gauche de messer Tolomei, toujours aux trois quarts clos, conservait au visage une expression de vivacité et de malice ; mais l’autre œil, l’œil ouvert, avait le regard un peu distrait, absent, fatigué, d’un homme usé et moins soucieux du monde extérieur qu’attentif aux troubles, aux lassitudes qui habitent un vieux corps proche de sa fin.
— Ami Tolomei, s’écria Robert d’Artois, en ôtant ses gants qu’il jeta, flaque sanglante, sur une table, ami Tolomei, je vous conduis une nouvelle fortune.
Le banquier désigna des sièges à ses visiteurs.
— Combien va-t-elle me coûter, Monseigneur ? répondit-il.
— Allons, allons, banquier, dit Robert d’Artois, vous ai-je jamais fait faire de mauvais placements ?
— Jamais, Monseigneur, jamais, je le reconnais. Les échéances ont parfois été un peu retardées, mais enfin, Dieu m’ayant accordé une assez longue vie, j’ai pu recueillir les fruits de la confiance dont vous m’avez honoré. Mais imaginez, Monseigneur, que je sois mort, comme tant d’autres, à cinquante ans ? Eh bien ! grâce à vous, je serais mort ruiné !
La boutade amusa Robert dont le sourire, dans une face large, découvrit des dents courtes, solides, mais sales.
— Avez-vous jamais perdu avec moi ? répondit-il. Rappelez-vous comme je vous ai fait jouer naguère Monseigneur de Valois contre Enguerrand de Marigny ! Et voyez aujourd’hui où est Charles de Valois, et comment Marigny a terminé ses mauvais jours. Ce que vous m’avez avancé pour ma guerre d’Artois, ne vous l’ai-je pas intégralement remboursé ? Je vous sais gré, banquier, oui, je vous sais gré de m’avoir toujours soutenu, et au plus fort de mes misères ; car j’étais un moment ligoté de dettes, continua-t-il en se tournant vers le seigneur en noir ; je n’avais plus de terres, sinon ce comté de Beaumont-le-Roger, mais dont le Trésor ne me payait pas les revenus, et mon aimable cousin Philippe le Long – que Dieu garde son âme en quelque enfer ! – m’avait enfermé au Châtelet. Eh bien ! ce banquier que vous voyez là, mon Lord, cet usurier, ce maître coquin parmi les plus coquins que toute la Lombardie ait jamais produits, cet homme qui prendrait en gage un enfant dans le sein de sa mère, ne m’a jamais abandonné ! C’est pourquoi aussi longtemps qu’il vive, et il vivra longtemps…