Messer Tolomei fit les cornes avec les doigts de la main droite et toucha le bois de la table.
— Si, si, usurier de Satan, vous vivrez longtemps encore, je vous le dis… Eh bien ! c’est pourquoi cet homme-là sera toujours mon ami, foi de Robert d’Artois. Et il a eu raison car il me voit aujourd’hui gendre de Monseigneur de Valois, siégeant au Conseil du roi, et nanti, enfin, des revenus de mon comté. Messer Tolomei, le seigneur que vous avez devant vous est Lord Mortimer, baron de Wigmore.
— Évadé de la tour de Londres depuis le premier août, dit le banquier en inclinant le front. Grand honneur, my Lord, grand honneur.
— Eh quoi ? s’écria d’Artois. Vous savez donc ?
— Monseigneur, dit Tolomei, le baron de Wigmore est trop haut personnage pour que nous ne soyons pas informés. Je sais même, my Lord, que lorsque le roi Édouard a donné l’ordre à ses shérifs des côtes de vous rechercher et arrêter, vous étiez déjà embarqué, hors d’atteinte de la justice anglaise. Je sais que lorsqu’il a fait fouiller toutes les partances pour l’Irlande, et saisir tous les courriers provenant de France, vos amis à Londres et dans toute l’Angleterre étaient déjà informés de votre sauve arrivée chez votre cousin, messire Jean de Fiennes, en Picardie. Je sais enfin que lorsque le roi Édouard a ordonné à messire de Fiennes de vous livrer, menaçant de lui confisquer les terres qu’il possède outre-manche, ce seigneur, qui est grand partisan et soutien de Monseigneur Robert, vous a tout aussitôt dirigé vers celui-ci. Je ne peux point dire que je vous attendais, my Lord, je vous espérais ; car Monseigneur d’Artois m’est fidèle, comme il vous l’a dit, et ne manque jamais de penser à moi quand il a un ami en peine.
Roger Mortimer avait écouté le banquier avec attention.
— Je vois, messer, répondit-il, que les Lombards ont de bons espions à la cour d’Angleterre.
— Pour vous servir, my Lord… Vous n’ignorez pas que le roi Édouard a une forte dette envers nos compagnies. Lorsqu’on a une créance, on la surveille. Et votre roi, depuis beau temps, a cessé d’honorer son sceau, au moins à notre égard. Il nous a fait répondre par son trésorier, Monseigneur l’évêque d’Exeter, que les mauvaises recettes des tailles, les lourdes charges de ses guerres et les menées de ses barons ne lui permettent pas de faire mieux. Pourtant l’impôt qu’il fait peser sur nos marchandises, rien qu’au port de Londres, lui devrait être suffisant pour s’acquitter.
Un valet venait d’apporter l’hypocras et les dragées qu’on offrait toujours aux visiteurs d’importance. Tolomei versa dans les gobelets le vin aux aromates, ne se servant à lui-même qu’un doigt de la liqueur.
— Le Trésor de France paraît, pour l’heure, en meilleure santé que celui d’Angleterre, ajouta-t-il. Connaît-on déjà, Monseigneur Robert, quel en sera à peu près le solde pour l’année ?
— S’il ne survient pas, dans le mois à couler, quelque calamité soudaine, peste, famine, mariage ou funérailles d’un de nos royaux parents, les recettes passeront de douze mille livres les dépenses, ceci d’après les chiffres que messire Miles de Noyers, maître de la Chambre aux Comptes, a avancés ce matin au Conseil. Douze mille livres de recettes ! Ce n’est pas au temps des Philippe, le Quatrième et le Cinquième… fasse Dieu que la liste en soit close… que l’on avait si bon Trésor.
— Comment parvenez-vous, Monseigneur, à connaître un Trésor en surplus de recettes ? demanda Mortimer. Est-ce dû à l’absence de guerre ?
— L’absence de guerre, d’une part, et en même temps la guerre, la guerre que l’on prépare et que l’on ne fait pas. Ou pour dire mieux, la croisade. Je dois dire que mon cousin et beau-père Charles de Valois utilise la croisade comme nul autre ! N’allez pas croire que je le tiens pour mauvais chrétien ! Certes, il désire de grand cœur délivrer l’Arménie des Turcs, comme il désire tout également rétablir cet empire de Constantinople dont il porta naguère la couronne sans en pouvoir occuper le trône. Mais enfin, une croisade, cela ne se monte pas en un jour ! Il faut armer des navires, faire forger des armes ; il faut surtout trouver des croisés, négocier en Espagne, négocier en Allemagne… Et le premier pas pour tout cela, c’est d’obtenir du pape une dîme sur le clergé. Mon cher beau-père a obtenu la dîme, et à présent, pour nos gênes de Trésor, c’est le pape qui paye.
— Eh là ! Monseigneur, vous m’intéressez fort, dit Tolomei. C’est que je suis le banquier du pape… pour un quart, avec les Bardi, mais enfin ce quart-là est déjà gros ! Et si le pape s’appauvrissait par trop…
D’Artois, qui prenait une bonne lampée d’hypocras, pouffa dans son gobelet d’argent et fit signe qu’il s’étranglait.
— S’appauvrir, le Très Saint-Père ? s’écria-t-il quand il eut avalé. Mais il est riche à centaines de milliers de florins. Ah ! voilà un homme qui vous en remontrerait, Spinello ; quel grand banquier il eût fait, s’il n’était entré en clergie ! Car il a trouvé le Trésor papal plus vide que ne l’était ma poche, il y a six ans…
— Je sais, je sais, murmura Tolomei.
— C’est que les curés, voyez-vous, sont les meilleurs collecteurs d’impôts que Dieu ait jamais mis sur terre, et c’est bien ce qu’a compris Monseigneur de Valois. Au lieu de forcer les tailles, dont les receveurs sont détestés, on fait quêter par les curés et l’on recueille la dîme. On se croisera, on se croisera… un jour ! En attendant, c’est le pape qui paye, sur la tonte des ouailles.
Tolomei se frottait la jambe droite, doucement ; depuis quelque temps, il éprouvait une sensation de froid dans cette jambe-là, et quelques douleurs aussi en marchant.
— Vous disiez donc, Monseigneur, qu’il y a eu Conseil ce matin. Y a-t-on pris ordonnances de grand intérêt ? demanda-t-il.
— Oh ! comme de coutume. On a débattu du prix des chandelles et défendu de mêler le suif à la cire, comme aussi de brasser les vieilles confitures avec les nouvelles. Pour toutes marchandises vendues en enveloppes, le poids des sacs devra être déduit et non compté dans le prix ; ceci pour complaire au commun peuple, et lui montrer qu’on s’occupe de lui.
Tolomei, tout en écoutant, observait ses deux visiteurs. Ils lui paraissaient l’un et l’autre très jeunes ; Robert d’Artois avait combien ? Trente-cinq, trente-six ans… et l’Anglais n’en montrait guère plus. Tous les hommes au-dessous de la soixantaine lui semblaient étonnamment jeunes ! Combien de choses encore ils avaient à faire, combien d’émois à ressentir, de combats à livrer, d’espoirs à poursuivre, et combien de matins à connaître que lui ne connaîtrait pas ! Combien de fois ces deux hommes-là se réveilleraient, respireraient l’air d’un jour neuf quand lui-même serait sous terre !
Et quel genre de personnage était Lord Mortimer ? Ce visage bien taillé, aux sourcils épais, ces paupières coupées droit sur des yeux couleur de pierre, et puis le vêtement sombre, la façon de croiser les bras, l’assurance hautaine, silencieuse d’un homme qui a été au faîte de la puissance et qui tient à conserver toute sa dignité dans l’exil, ce geste même, machinal, que Mortimer avait pour passer le doigt sur la courte cicatrice blanche qui lui marquait la lèvre, tout plaisait au vieux Siennois. Et Tolomei eut envie que ce seigneur-là redevînt heureux ! Il venait à Tolomei, depuis quelque temps, le goût de penser aux autres.
— L’ordonnance sur la sortie des monnaies, demanda-t-il, doit-elle être prochainement promulguée, Monseigneur ?