— Ami Boccacio, lui dit-il, achète dès ce jour et demain toutes les monnaies d’Angleterre, de Hollande et d’Espagne, florins d’Italie, doublons, ducats, en bref toutes monnaies de pays étrangers ; offre un denier, et même deux deniers de plus la pièce. Dans quelques jours, elles auront monté du quart. Tous les voyageurs devront s’en fournir auprès de nous, puisque l’or de France n’aura plus liberté de sortir. Je te fais ce marché de compte à demi.[18]
Tolomei savait à peu près ce qu’on pouvait rafler d’or étranger sur la place ; y ajoutant ce qu’il avait en coffres, Tolomei avait déjà calculé que l’opération lui laisserait un bénéfice de quinze à vingt mille livres. Il venait d’en prêter sept mille ; il était sûr de gagner au moins le double et, avec ce gain, il consentirait d’autres prêts. Une routine !
Comme Boccace le félicitait de son habileté, et, tournant le compliment entre ses lèvres minces, disait que ce n’était pas en vain que les compagnies lombardes de Paris avaient choisi messer Spinello Tolomei pour leur capitaine général, celui-ci répondit :
— Oh ! après cinquante et des années de métier, je n’y ai plus de mérite ; cela vient de soi-même. Et si vraiment j’étais habile, qu’aurais-je fait ? Je t’aurais acheté tes réserves de florins et j’aurais gardé tout le profit pour moi. Mais à quoi cela me servirait-il en vérité ? Tu verras, Boccacio, tu es encore très jeune…
L’autre avait pourtant des fils blancs aux tempes.
— … il arrive un âge où, quand on ne travaille plus que pour soi, on a le sentiment de travailler pour rien. Mon neveu me manque. Pourtant, ses affaires maintenant sont apaisées ; je suis certain qu’il ne risque rien à revenir. Mais il refuse, ce diable de Guccio ; il s’entête, par orgueil je crois. Alors cette grande maison, le soir, quand les commis sont partis et les valets couchés, me paraît bien vide. Et voilà que certains jours je me prends à regretter Sienne.
— Ton neveu aurait bien dû, dit Boccace, faire ce que j’ai fait moi-même qui me suis trouvé dans une semblable situation avec une dame de Paris. J’ai enlevé mon fils et l’ai emmené en Italie.
Messer Tolomei hochait la tête et pensait à la tristesse d’un foyer sans enfants. Le fils de Guccio devait atteindre ces jours-ci ses sept ans ; et jamais Tolomei ne l’avait vu. La mère s’y opposait…
Le banquier frottait sa jambe droite qu’il sentait pesante et refroidie, comme s’il y avait eu des fourmis. La mort vous tire de la sorte par les pieds, à petits coups, pendant des années… Tout à l’heure, avant de se mettre au lit, il se ferait porter un bassin d’eau chaude pour y plonger la jambe.
IV
LA FAUSSE CROISADE
— Monseigneur de Mortimer, je vais avoir grande nécessité de chevaliers vaillants et preux, tels que vous l’êtes, pour entrer dans ma croisade, déclara Charles de Valois. Vous m’allez juger bien orgueilleux de dire « ma croisade » alors qu’en vérité c’est celle de Notre-Seigneur Dieu ; mais je dois bien avouer, et tout chacun me le reconnaît, que si cette grande entreprise, la plus vaste et la plus glorieuse qui puisse requérir les nations chrétiennes, vient à se faire, c’est parce que je l’aurai, de mes propres mains, montée. Ainsi, Monseigneur de Mortimer, je vous le propose tout droit, avec ma franche nature que vous apprendrez à connaître : voulez-vous être des miens ?
Roger Mortimer se redressa sur son siège ; son visage se referma un peu, et ses paupières s’abaissèrent à demi sur ses yeux couleur de pierre. Était-ce une bannière de vingt cuirasses qu’on lui offrait de commander, comme à un petit châtelain de province, ou à un soldat d’aventure échoué là par l’infortune du sort ? Une aumône, cette proposition !
C’était la première fois que Mortimer était reçu par le comte de Valois, lequel jusqu’à présent avait toujours été pris par ses tâches au Conseil, retenu par les réceptions d’ambassadeurs étrangers, ou en déplacement à travers le royaume. Mortimer voyait enfin l’homme qui gouvernait la France et qui venait ce jour même d’introniser un de ses protégés, Jean de Cherchemont, comme nouveau chancelier.[19] Mortimer était dans la situation, enviable certes pour un ancien prisonnier à vie mais pénible pour un grand seigneur, de l’exilé qui vient demander, n’a rien à offrir et qui attend tout.
L’entrevue avait lieu à l’hôtel du roi de Sicile que Charles de Valois avait reçu de son premier beau-père, Charles de Naples le Boiteux, en présent de noces. Dans la grande salle réservée aux audiences, une douzaine de personnes, écuyers, courtisans, secrétaires, s’entretenaient à voix basse, par petits groupes, en tournant fréquemment leurs regards vers le maître qui recevait, ainsi qu’un vrai souverain, sur une sorte de trône surmonté d’un dais. Monseigneur de Valois était vêtu d’une grande robe de maison, en velours bleu brodé de V et de fleurs de lis, ouverte sur le devant, et qui laissait voir la doublure de fourrure. Ses mains étaient chargées de bagues ; il portait son sceau privé, gravé dans une pierre précieuse, pendu à la ceinture par une chaînette d’or, et il avait pour coiffure une sorte de bonnet de velours maintenu par un cercle d’or ciselé, une couronne d’appartement. Il était entouré de son fils aîné, Philippe de Valois, un gaillard à grand nez, bien découplé, qui s’appuyait au dossier du trône, et de Robert d’Artois, son gendre, installé sur un tabouret, et tendant vers le foyer ses grandes bottes de cuir rouge.
— Monseigneur, dit Mortimer lentement, si l’aide d’un homme qui est le premier parmi les barons des Marches galloises, qui a gouverné le royaume d’Irlande et commandé en plusieurs batailles, peut vous être de quelque service, je vous apporterai volontiers cette aide pour la défense de la chrétienté, et mon sang vous est dès à présent acquis.
Valois comprit que le personnage était fier qui parlait de ses fiefs des Marches comme s’il les tenait encore. Un homme dont il faudrait ménager l’honneur si l’on voulait en tirer parti.
— J’ai l’avantage, sire baron, répondit-il, de voir se ranger sous la bannière du roi de France, c’est-à-dire la mienne, puisqu’il est entendu dès à présent que mon neveu continuera de gouverner le royaume pendant que je commanderai la croisade, de voir, dis-je, se ranger les premiers princes souverains d’Europe : mon parent Jean de Luxembourg, roi de Bohême, mon beau-frère Robert de Naples et Sicile, mon cousin Alphonse d’Espagne, en même temps que les républiques de Gênes et de Venise qui, sur la demande du Très Saint-Père, nous apporteront l’appui de leurs galères. Vous ne serez donc pas en mauvaise compagnie, et je tiendrai à ce que chacun respecte et honore en vous le haut seigneur que vous êtes. La France, dont vos ancêtres sont venus, verra à mieux reconnaître vos mérites que ne semble le faire l’Angleterre.
Mortimer inclina le front en silence. Cette assurance valait ce qu’elle valait ; il veillerait à ce qu’elle ne restât pas simplement de parole.
— Car voici cinquante ans et plus, reprit Monseigneur de Valois, qu’on ne fait rien de grand en Europe pour le service de Dieu ; depuis mon grand-père Saint Louis, tout exactement, qui, s’il y gagna le Ciel, y laissa la vie. Les Infidèles, encouragés par notre absence, ont relevé la tête et se croient partout les maîtres ; ils ravagent les côtes, pillent les bateaux, entravent le commerce et, par leur seule présence, profanent les lieux saints. Nous, qu’avons-nous fait ? Nous nous sommes, d’année en année, repliés de toutes nos possessions, de tous nos établissements ; nous avons abandonné les forteresses que nous avions construites, négligé de défendre les droits sacrés que nous nous étions acquis. Ces temps sont révolus. Au début de l’année, les députés de la Petite Arménie sont venus nous demander secours contre les Turcs. Je rends grâces à mon neveu, le roi Charles Quatrième, d’avoir compris tout l’intérêt de leur démarche et d’avoir appuyé la suite que j’y ai donnée ; au point qu’à présent il s’en arroge même l’idée première ! Mais enfin il est bon qu’il y croie. Ainsi, avant peu, et nos forces rassemblées, nous allons partir et attaquer en terres lointaines les Barbaresques.
18
L’ordonnance de Charles IV sur l’interdiction de sortie des monnaies françaises fut certainement l’occasion d’un trafic, puisqu’une autre ordonnance, publiée quatre mois plus tard, défendit d’acheter l’or et l’argent à plus haut cours que celui des monnaies du royaume. Une année après, le droit de bourgeoisie fut retiré aux marchands italiens, ce qui ne signifie pas qu’ils eurent à quitter la France, mais simplement à racheter, une fois de plus, l’autorisation d’y tenir commerce.
19
19 novembre 1323. Jean de Cherchemont, seigneur de Venours en Poitou, chanoine de Notre-Dame de Paris, trésorier de la cathédrale de Laon, avait été déjà chancelier à la fin du règne de Philippe V. Charles IV, à son avènement, l’avait remplacé par Pierre Rodier. Mais Charles de Valois, dont il avait su gagner les faveurs, le réimposa dans sa charge à cette date.