Robert d’Artois, qui entendait ce discours pour la centième fois, opinait de la tête d’un air pénétré, tout en s’amusant secrètement de l’ardeur que montrait son beau-père à exposer les belles causes. Car Robert connaissait les dessous du jeu. Il savait qu’on avait effectivement projet de courir aux Turcs, mais en bousculant aussi un peu les chrétiens sur le passage ; car l’empereur Andronic Paléologue, qui régnait à Byzance, n’était pas le tenant de Mahomet, qu’on sache ? Sans doute, son Église n’était pas tout à fait la bonne, et l’on y faisait le signe de croix à l’envers ; mais c’était tout de même le signe de croix ! Or, Monseigneur de Valois poursuivait toujours l’idée de reconstituer à son profit le fameux empire de Constantinople, étendu non seulement sur les territoires byzantins, mais sur Chypre, sur Rhodes, sur l’Arménie, sur tous les anciens royaumes Courtenay et Lusignan. Et quand il arriverait là-bas, le comte Charles, avec toutes ses bannières, Andronic Paléologue, à ce qu’on pouvait savoir, ne pèserait pas lourd. Monseigneur de Valois roulait dans sa tête des rêves de César…
À remarquer, d’ailleurs, qu’il usait assez bien d’une manœuvre qui consistait à toujours demander le plus afin d’obtenir un peu. Ainsi, il avait essayé d’échanger son commandement de la croisade et ses prétentions au trône de Constantinople contre le petit royaume d’Arles, sur le Rhône, à condition qu’on y adjoignît le Viennois. La négociation, entamée au début de l’année avec Jean de Luxembourg, avait échoué par l’opposition du comte de Savoie, et par celle surtout du roi de Naples, lequel ne tenait nullement à voir son turbulent parent se constituer un royaume indépendant au bord de ses possessions de Provence. Alors Monseigneur de Valois s’était remis avec plus d’entrain à la sainte expédition. Il était dit que cette couronne souveraine qui lui avait échappé en Espagne, en Allemagne, en Arles même, il lui faudrait aller la chercher à l’autre bout de la terre !
— Certes, tous les empêchements ne sont pas encore surmontés, poursuivit Monseigneur de Valois. Nous sommes encore en argument avec le Saint-Père sur le nombre de chevaliers et sur les soldes à leur donner. Nous voulons huit mille chevaliers et trente mille hommes à pied, et que chaque baron reçoive vingt sols le jour, chaque chevalier dix ; sept sous et six deniers pour les écuyers, deux sous aux hommes de pied. Le pape Jean veut me faire étrécir mon armée à quatre mille chevaliers et quinze mille hommes de piétaille ; il me promet toutefois douze galères armées. Il nous a autorisé la dîme, mais il rechigne aux douze cent mille livres par an, que nous lui demandons pendant cinq ans que durera la croisade, et surtout aux quatre cent mille livres nécessaires au roi de France pour les frais accessoires…
« Dont trois cent mille déjà réservées au bon Charles de Valois lui-même, pensait Robert d’Artois. À ce prix-là, on peut bien commander une croisade ! J’aurais mauvaise grâce à chicaner, puisqu’une part doit m’en revenir[20] ! »
— Ah ! si j’eusse été à Lyon, à la place de mon défunt neveu Philippe, lors du dernier conclave, s’écria Valois, j’aurais, sans médire de notre Très Saint-Père, choisi un cardinal qui comprît plus clairement l’intérêt de la chrétienté et qui se fît moins tirer la manche !
— Surtout depuis que nous avons pendu son neveu à Montfaucon, ce dernier mois de mai, observa Robert d’Artois.
Mortimer se tourna sur son siège et regarda Robert d’Artois, surpris, en disant :
— Un neveu du pape ? Quel neveu ?
— Comment, mon cousin, vous ne savez pas ? dit Robert d’Artois en profitant de l’occasion pour se lever, car il avait du mal à rester longtemps immobile ; et il alla repousser de sa botte les bûches qui brûlaient dans l’âtre.
Mortimer avait déjà cessé pour lui d’être « mon Lord » et il était devenu « mon cousin », à cause d’une lointaine parenté qu’ils s’étaient découverte par les Fiennes ; avant peu il serait « Roger », sans plus d’histoires.
— Eh non, au fait, comment l’auriez-vous su ? reprit Robert. Vous étiez en geôle par la grâce de votre ami Édouard… Il s’agit d’un baron gascon, Jourdain de l’Isle, auquel le Saint-Père avait donné une sienne nièce en mariage, et qui commit quelques minces méfaits, à savoir voleries, homicides, forcer dames, dépuceler pucelles, et un peu de bougrerie sur les jouvenceaux par surcroît. Il entretenait autour de lui voleurs, meurtriers et autres gens de mauvaise merdaille qui dépouillaient, pour son compte, clercs et laïcs. Comme le pape le protégeait, on lui fit grâce de ces peccadilles, sous la promesse qu’il s’amenderait. Le Jourdain ne sut mieux faire, pour prouver sa pénitence, que de se saisir d’un sergent royal qui venait lui délivrer une sommation, et de le faire empaler… Sur quoi ? Sur le bâton à fleur de lis que le sergent portait !
Robert d’Artois eut un grand rire qui trahissait son naturel penchant pour la canaille.
— On ne sait à vrai dire quel était plus grand crime, d’avoir occis un officier du roi ou d’avoir enduit les fleurs de lis de la crotte d’un sergent. Le sire Jourdain fut pendu au gibet de Montfaucon, où vous pourrez le voir encore, si d’aventure vous passez par là. Les corbeaux lui ont laissé peu de chair. Depuis, nous sommes en fraîcheur avec Avignon.
Et Robert se remit à rire, la gueule en l’air, les pouces dans la ceinture ; et sa joie était si sincère que Roger Mortimer lui-même se mit à rire, par contagion. Et Valois riait aussi, et son fils Philippe…
Cela les rendit plus amis de rire ensemble. Mortimer se sentit soudain admis dans le groupe Valois et se détendit un peu. Il regardait avec sympathie le visage de Monseigneur Charles, un visage large, haut en couleurs, d’homme qui mangeait trop et que le pouvoir privait de prendre assez d’exercice. Mortimer n’avait pas revu Valois depuis de rapides rencontres, une fois en Angleterre d’abord, pour les fêtes du mariage de la reine Isabelle, et puis une seconde fois, en 1313, en accompagnant les souverains anglais à Paris, pour le premier hommage. Et tout cela qui semblait hier était déjà bien loin. Dix ans ! Monseigneur de Valois, un homme encore jeune à l’époque, était devenu ce personnage massif, imposant… Allons ! il ne fallait pas perdre le temps de vivre, ni négliger l’occasion de l’aventure. Cette croisade, après tout, commençait de plaire à Roger Mortimer.
— Et quand donc, Monseigneur, vos nefs lèveront-elles l’ancre ? demanda-t-il.
— Dans dix-huit mois je pense, répondit Valois. Je vais renvoyer en Avignon une troisième ambassade, pour arrêter définitivement la fourniture des subsides, les bulles d’indulgences, et l’ordre de combat.
— Et ce sera belle chevauchée, Monseigneur de Mortimer, où il faudra vaillance, et où les farauds auront à montrer autre chose que ce qu’ils font en joute, dit Philippe de Valois qui n’avait pas parlé jusque-là et dont le visage se colora un peu.
Le fils aîné de Charles de Valois imaginait déjà les voiles gonflées des galères, les débarquements sur les côtes lointaines, les bannières, les cuirasses, le choc des lourds chevaux de France chargeant les Infidèles, le Croissant piétiné sous le fer des montures, les filles mauresques capturées dans le fond des palais, les belles esclaves nues arrivant enchaînées… Et sur ces grasses gaupes, rien n’empêcherait Philippe de Valois d’assouvir ses désirs. Ses grandes narines déjà s’élargissaient. Car Jeanne la Boiteuse, son épouse, dont la jalousie éclatait en scènes furieuses dès qu’il regardait la poitrine d’une autre femme, resterait en France. Ah ! elle n’était pas de caractère aisé, la sœur de Marguerite de Bourgogne ! Or il se peut qu’on aime sa femme et qu’en même temps une force de nature vous pousse à en désirer d’autres. Il faudrait au moins une croisade pour que le grand Philippe osât tromper la Boiteuse.
20
Le règlement proposé au pape, à la suite d’un Conseil royal tenu à Gisors en juillet 1323, prévoyait que le roi serait bénéficiaire de 300 000 livres sur les 400 000 de frais accessoires. Mais il était spécifié également – et Valois montrait là le bout de sa grande oreille – que si le roi de France, pour quelque raison que ce fût, ne prenait pas la tête de l’expédition, ce rôle reviendrait de droit à Charles de Valois qui bénéficierait alors à titre personnel des subsides fournis par le pape.