Mortimer se redressa un peu et tira sur sa cotte noire. Il voulait revenir au sujet qui lui importait, et qui n’était pas la croisade.
— Monseigneur, dit-il à Charles de Valois, vous pouvez me tenir comme marchant dans vos rangs. Mais je venais aussi quêter de vous…
Le mot était dit. L’ancien Grand Juge d’Irlande l’avait prononcée cette parole sans laquelle aucun solliciteur ne récolte rien, sans laquelle aucun homme puissant n’accorde son appui. Quêter, demander, prier… Il n’était point besoin d’ailleurs qu’il en prononçât davantage.
— Je sais, je sais, répondit Charles de Valois ; mon gendre Robert m’a mis au fait. Vous souhaitez que j’intrigue pour votre cause auprès du roi Édouard. Or donc, mon très loyal ami…
D’un seul coup, parce qu’il avait « quêté », il était devenu un ami.
— … or donc, je ne le ferai pas, parce que cela ne servirait de rien… sinon à m’attirer quelque nouvel outrage ! Savez-vous la réponse que votre roi Édouard m’a fait tenir par le comte de Bouville ? Oui, vous la savez, bien sûr… alors que la dispense pour le mariage était déjà demandée au Saint-Père ! Quelle figure me donne-t-il ? Vais-je aller maintenant lui demander qu’il vous restitue vos terres, vous rétablisse dans vos titres, et qu’il chasse ses honteux Despensers ?
— Et que par là même, il rende à la reine Isabelle…
— Ma pauvre nièce ! s’écria Valois. Je sais, loyal ami, je sais tout ! Croyez-vous que je puisse, ou que le roi de France puisse, faire changer le roi Édouard à la fois de mœurs et de ministres ? Vous ne devez pas ignorer toutefois que lorsqu’il a envoyé l’évêque de Rochester pour réclamer votre livraison nous avons refusé ; nous avons refusé de seulement recevoir l’évêque ! Premier affront que je rends à Édouard en échange du sien. Nous sommes liés, vous et moi, Monseigneur de Mortimer, par les outrages qui nous ont été infligés. Et si l’occasion nous vient, à l’un ou à l’autre, de nous venger, je vous fais foi, cher sire, que nous nous vengerons ensemble.
Mortimer, sans en rien montrer, sentit le désespoir l’envahir. L’entretien, dont Robert d’Artois lui avait promis miracle… « Mon beau-père Charles peut tout ; s’il vous prend en amitié, et il ne manquera pas de le faire, vous êtes sûr de triompher… » L’entretien semblait achevé. Et qu’en résultait-il ? Du vent. La promesse d’un vague commandement dans dix-huit mois, au pays des Turcs. Roger Mortimer songeait déjà à quitter Paris, à se rendre auprès du pape ; et si de ce côté-là il n’obtenait rien, alors, il irait trouver l’empereur d’Allemagne… Ah ! elles étaient amères les déceptions de l’exil. Son oncle de Chirk les lui avait prédites…
Ce fut alors que Robert d’Artois, dans le silence gêné qui s’était fait, dit :
— Cette occasion de la vengeance dont vous parlez, Charles, pourquoi ne la ferions-nous pas naître ?
Il était le seul, à la cour, qui appelait le comte de Valois par son prénom, n’ayant pas changé d’habitude depuis le temps où ils n’étaient que cousins ; et puis sa taille, sa force, sa truculence, lui donnaient des droits qui n’étaient qu’à lui.
— Robert a raison, dit Philippe de Valois. On pourrait, par exemple, inviter le roi Édouard à la croisade, et là…
Un geste imprécis acheva sa pensée. Il était imaginatif, décidément, le grand Philippe ! Il voyait le passage d’un gué, ou mieux encore une rencontre en plein désert avec un parti d’Infidèles. On laissait Édouard s’engager à la charge, puis on l’abandonnait froidement aux mains des Turcs… voilà une belle vengeance !
— Jamais, s’écria Charles de Valois, jamais Édouard ne joindra ses bannières aux miennes. D’abord peut-on même parler de lui comme d’un roi chrétien ? Ce sont les Maures qui ont de pareilles mœurs !
En dépit de cette indignation, Mortimer fut saisi d’inquiétude. Il savait trop ce que valent les paroles des princes, et comment les ennemis de la veille peuvent se réconcilier le lendemain, même faussement, quand ils y ont intérêt. S’il prenait envie à Monseigneur de Valois, pour grossir sa croisade, d’y convier Édouard, et si Édouard feignait d’accepter…
— Quand bien même le feriez-vous, Monseigneur, dit Mortimer, il y a peu de chances que le roi Édouard réponde à votre invite ; il aime les jeux du corps mais déteste les armes, et ce n’est point lui, je vous l’assure, qui m’a vaincu à Shrewsbury. Édouard prétextera, et avec juste raison, les dangers que lui font courir les Écossais…
— Mais j’en veux bien, moi, des Écossais, dans ma croisade ! dit Valois.
Robert d’Artois frappa ses énormes poings l’un contre l’autre à petits coups. La croisade lui était totalement indifférente, et même, à vrai dire, il n’en avait aucune envie. D’abord il vomissait en mer. Sur terre, tout ce qu’on voulait, mais rien sur l’eau ; un nourrisson y était plus fort que lui ! Et puis il songeait avant tout à la reprise de son comté d’Artois, et une course de cinq ans au bout du monde ne ferait guère progresser ses affaires. Le trône de Constantinople n’était pas dans son héritage, et il ne lui plaisait en rien de se retrouver un jour commandant quelque île pelée dans des eaux perdues. Il n’avait pas d’intérêt non plus au commerce des épices, ni le besoin d’aller enlever des femmes aux Turcs ; Paris regorgeait de houris à cinquante sols et de bourgeoises qui coûtaient encore moins ; et Madame de Beaumont, sa compagne, fille de Monseigneur de Valois ici présent, fermait les yeux sur toutes ses incartades. Donc, cette croisade, il importait surtout à Robert d’en reculer le plus possible l’échéance ; tout en feignant de l’encourager, il ne travaillait qu’à la retarder. Il avait son idée en tête et ce n’était pas pour rien qu’il avait conduit Roger Mortimer à son beau-père.
— Je me demande, Charles, dit-il, s’il serait bien sage de laisser longtemps le royaume de France dépourvu d’hommes, privé de sa noblesse et de votre commandement, à la merci du roi d’Angleterre qui montre assez qu’il ne nous veut pas de bien.
— Les châteaux seront pourvus, Robert ; et nous y laisserons des garnisons à suffisance, répondit Valois.
— Mais sans noblesse, sans la plupart des chevaliers, et sans vous, je le répète, qui êtes notre grand homme de guerre. Qui défendra le royaume en notre absence ? Le connétable, bientôt sur ses septante-cinq ans, et dont c’est miracle qu’il se soutienne encore en selle ? Notre roi Charles ? Si Édouard, comme nous le dit Lord Mortimer, se plaît peu aux batailles, notre gentil cousin s’y entend encore moins. Au reste, à quoi s’entend-il, sinon à paraître, frais et souriant, devant son peuple ? Ce serait folie d’offrir le champ aux mauvaisetés d’Édouard sans l’avoir auparavant affaibli d’une défaite.
— Alors aidons les Écossais, proposa Philippe de Valois. Débarquons sur leurs côtes et soutenons leur lutte. Pour ma part, j’y suis prêt.
Robert d’Artois baissa le nez pour ne point montrer ce qu’il pensait. On en verrait de belles, si Philippe prenait le commandement d’une équipée en Ecosse ! L’héritier des Valois avait fait la preuve de ses aptitudes, en Italie, où on l’avait envoyé soutenir le légat du pape contre les Visconti de Milan. Arrivé fièrement avec ses bannières, Philippe s’était si bien laissé manœuvrer et rouler en farine par Galeazzo Visconti qu’il avait tout cédé en croyant tout gagner, et s’en était retourné sans même avoir livré la plus petite bataille.