Выбрать главу

Roger Mortimer, pour sa part, parut quelque peu blessé par la suggestion de Philippe de Valois. Car s’il était l’adversaire du roi Édouard, l’Angleterre, tout de même, était sa patrie !

— Pour l’instant, dit-il, les Écossais se tiennent assez en paix, et semblent décidés à respecter le traité qu’ils nous ont imposé l’autre année.

— Et puis l’Ecosse, l’Ecosse… renchérit Robert, il faut passer la mer ! Réservons donc nos nefs pour la croisade. Mais nous avons peut-être meilleur terrain pour défier ce bougre d’Édouard. Il n’a pas rendu hommage pour l’Aquitaine. Si nous le forcions à venir défendre ses droits en France, dans son duché, et qu’à cette occasion nous allions l’écraser, d’abord nous serions tous vengés, et, par surcroît, il se tiendrait au calme pendant notre absence.

Valois tournait ses bagues et réfléchissait. Une fois de plus Robert se révélait un conseiller avisé. L’idée était vague encore que ce dernier venait d’émettre, mais déjà Valois en apercevait tous les développements. D’abord, l’Aquitaine ne se présentait pas à lui comme une terre inconnue ; il y avait fait campagne, sa première grande campagne, victorieuse, en 1294.

— Ce serait à coup sûr, dit-il, un bon entraînement pour notre chevalerie qui n’a point vraiment guerroyé depuis longtemps, et un motif aussi pour éprouver cette artillerie à poudre dont les Italiens commencent à faire usage. Notre vieil ami Tolomei s’offre à nous en fournir. Certes, le roi de France peut mettre le duché d’Aquitaine sous sa main pour défaut d’hommage…

Il resta pensif un instant.

— Mais il ne s’ensuivra pas forcément combat d’armée, conclut-il. On négociera comme de coutume ; ce deviendra affaire de parlements et d’ambassades. Et puis, en rechignant, l’hommage sera rendu. Ce n’est pas une bonne cause.

Robert d’Artois se rassit, les coudes sur les genoux et les poings sous le menton.

— On peut découvrir, dit-il, un plus efficace prétexte que le défaut d’hommage. Ce n’est pas à vous, cousin Mortimer, que je vais apprendre toutes les difficultés, chicanes et batailles qui sont nées de l’Aquitaine, depuis que la duchesse Aliénor, ayant décoré de très fortes ramures le front de son premier époux, notre roi Louis Septième, s’en fut par son second mariage porter son corps folâtre ainsi que son duché à votre roi Henry Deuxième d’Angleterre. Ni je ne vais non plus vous enseigner le traité par lequel le roi Saint Louis, qui s’était mis en tête d’ordonner toutes choses avec équité, voulut mettre un terme à cent ans de guerre.[21] Mais l’équité ne vaut rien aux règlements entre les royaumes. Le traité de 1259 n’était qu’un gros nid à embrouilles. Une chatte n’y aurait pas retrouvé ses petits. Le sénéchal de Joinville lui-même, le grand-oncle de votre épouse, cousin Mortimer, et qu’on savait si dévoué au saint roi, lui avait déconseillé de jamais le signer. Non, reconnaissons-le, tout franc, ce traité-là était une sottise ! Depuis la mort de Saint Louis, ce ne sont que disputes, discussions, traités conclus, traités reniés, hommages rendus mais avec des réserves, audiences des parlements, plaignants déboutés, plaignants condamnés, révoltes dans le terroir et nouvelles audiences de justice. Mais quand vous-même, Charles, demanda Robert se tournant vers Valois, avez été envoyé par votre frère Philippe le Bel en Aquitaine où vous avez remis l’ordre de si belle façon, quel fut le motif donné à votre départ ?

— Une grosse émeute qu’il y eut à Bayonne, où matelots de France et d’Angleterre en vinrent aux mains, et où le sang coula.

— Eh bien ! s’écria Robert, il nous faut inventer l’occasion d’une nouvelle émeute de Bayonne. Il faut agir en quelque lieu pour que les gens des deux rois se cognent assez fort et se tuent un peu. Et le lieu pour cela, je crois bien que je le connais.

Il pointa son énorme index vers ses interlocuteurs et enchaîna :

— Dans le traité de Paris, confirmé par la paix de l’an 1303, revu à Périgueux en l’an 1311, il a toujours été réservé le cas de certaines seigneuries qu’on appelle privilégiées et qui, bien que situées en terre d’Aquitaine, demeurent sous l’allégeance directe du roi de France. Or ces seigneuries elles-mêmes ont, en Aquitaine, des dépendances vassales. Et jamais il ne fut tranché du cas des dépendances, pour savoir si elles relevaient directement du roi de France, ou bien du duc d’Aquitaine. Vous voyez ?

— Je vois, dit Monseigneur de Valois.

Son fils Philippe ne voyait pas. Il ouvrait de grands yeux bleus, et son incompréhension était si visible que son père lui expliqua :

— Mais si, mon fils. Imagine que je t’accorde, comme si c’était fief, tout cet hôtel. Mais je m’y réserve franc usage et disposition de cette salle où nous sommes. Or, de cette salle dépend le cabinet de passage que commande cette porte. Qui de nous a juridiction sur le cabinet de passage et doit pourvoir au mobilier et au nettoyage ? Le tout, ajouta Valois en revenant à Robert, est de trouver une dépendance assez importante pour que l’action qu’on y engagera oblige Édouard à soutenir l’épreuve.

— Vous avez, répondit le géant, une dépendance bien désignée qui est la terre de Saint-Sardos, laquelle est afférente au prieuré de Sarlat dans le diocèse de Périgueux. La situation en fut déjà débattue lorsque Philippe le Bel conclut avec le prieur de Sarlat un traité de pariage qui faisait le roi de France coseigneur de cette seigneurie. Édouard le Premier en avait appelé alors au Parlement de Paris, mais rien ne fut tranché.[22] Que sur la dépendance de Saint-Sardos, le roi de France, coseigneur de Sarlat, place une garnison et entreprenne la construction d’une forteresse un peu menaçante, que va faire alors le roi d’Angleterre, duc d’Aquitaine ? Il va donner ordre à son sénéchal de s’y opposer, et d’y envoyer garnison. À la première rencontre entre deux soldats, au premier officier du roi qu’on maltraite ou seulement qu’on insulte…

Robert ouvrit les mains, comme si la conclusion s’offrait d’elle-même. Et Monseigneur de Valois, dans ses velours bleus brodés d’or, se leva de son trône. Il se voyait déjà en selle, à la tête des bannières ; il repartait pour cette Guyenne où déjà, trente ans plus tôt, il avait fait triompher les armes du roi de France !

— J’admire en vérité, mon frère, s’écria Philippe de Valois, qu’un si bon chevalier comme vous l’êtes, soit instruit des procédures autant qu’un clerc.

— Bah ! mon frère, je n’y ai pas grand mérite. Ce n’est pas par goût que j’ai été amené à m’enquérir de toutes les coutumes de France et arrêts de parlements ; c’est pour mon procès d’Artois. Et puisque, jusqu’à ce jour, cela ne m’a point servi, qu’au moins cela serve à mes amis ! acheva Robert d’Artois en s’inclinant devant Roger Mortimer, comme si la vaste machination projetée n’avait d’autre motif ni d’autre but que de complaire au réfugié.

— Votre venue nous est d’une grande aide, sire baron, renchérit Charles de Valois, car nos causes sont liées et nous ne manquerons pas de vous demander vos conseils, très étroitement, en toute cette entreprise… que Dieu veuille protéger ! Il se peut qu’avant longtemps nous marchions ensemble vers l’Aquitaine.

вернуться

21

On oublie généralement qu’il y eut entre la France et l’Angleterre, deux guerres de cent ans.

 La première, qui va de 1152 à 1259, fut considérée comme terminée par le traité de Paris, conclu entre Saint Louis et Henry III Plantagenet. En fait, entre 1259 et 1338, les deux pays entrèrent en conflit armé deux fois encore, toujours pour la question d’Aquitaine : en 1294 et, comme on le verra, en 1324. La seconde guerre de Cent Ans, qui s’ouvrit en 1328, n’aura plus véritablement pour objet le différend d’Aquitaine, mais la succession au trône de France.

вернуться

22

Ceci donne un exemple de l’état d’imbroglio extrême auquel était parvenu le système féodal, système qu’on se représente ordinairement comme fort simple, et qui l’était, effectivement, mais qui finit par s’étouffer dans les complications nées de son usage.

 Il faut bien se rendre compte que la question de Saint-Sardos, ou l’affaire d’Aquitaine en général, n’étaient pas des exceptions, et qu’il en allait de même pour l’Artois, pour la Flandre, pour les Marches galloises, pour les royaumes d’Espagne, pour celui de Sicile, pour les principautés allemandes, pour la Hongrie, pour l’Europe entière.