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Étaient-ils tous responsables, ces malheureux aux chairs rongées, aux faces de morts, aux mains transformées en moignons, ces parias enfermés dans leurs ladreries, villages d’infection et de pestilence où ils procréaient entre eux et dont ils ne pouvaient sortir que cliquette en main, étaient-ils responsables absolument de la pollution des eaux ? Car l’été de 1321, les sources, les ruisseaux, les puits et les fontaines furent, en de nombreux points, empoisonnés. Et le peuple de France, cette année-là, haleta, assoiffé, devant ses généreuses rivières, ou ne s’y abreuva plus qu’avec effroi, attendant l’agonie pour chaque gorgée. Le Temple avait-il mis la main aux poisons étranges – faits de sang humain, d’urine, d’herbes magiques, de têtes de couleuvres, de pattes de crapauds écrasées, d’hosties transpercées et de poils de ribaudes – qu’on assura avoir été répandus dans les eaux ? Avait-il poussé à la révolte le peuple maudit, lui inspirant, comme certains lépreux, l’avouèrent sous la torture, la volonté que tous les chrétiens périssent ou devinssent lépreux eux-mêmes ?

L’affaire commença dans le Poitou, où le roi Philippe V séjournait. Elle gagna vite le pays tout entier. Le peuple des villes et des campagnes se rua sur les léproseries pour y exterminer ces malades devenus soudain ennemis publics. N’étaient épargnées que les femmes enceintes, mais seulement jusqu’au sevrage de leur nourrisson. Après quoi on les livrait aux flammes. Les juges royaux couvraient de leurs sentences ces hécatombes, et la noblesse y prêtait ses hommes d’armes. Puis l’on se retourna une fois de plus contre les Juifs, accusés d’être complices d’une immense et imprécise conjuration inspirée, assurait-on, par les rois maures de Grenade et de Tunis. On eût dit que la France, dans de gigantesques sacrifices humains, cherchait à apaiser ses angoisses, ses terreurs.

Le vent d’Aquitaine était imprégné de l’atroce odeur des bûchers. À Chinon, tous les Juifs du bailliage furent jetés dans une grande fosse de feu ; à Paris, ils furent brûlés sur cette île qui portait tristement leur nom, en face du château royal, et où Jacques de Molay avait prononcé sa fatale prophétie.

Et le roi mourut. Il mourut de la fièvre et du déchirant mal d’entrailles qu’il avait contracté en Poitou, dans sa terre d’apanage ; il mourut d’avoir bu l’eau de son royaume.

Il mit cinq mois à s’éteindre dans les pires souffrances, consumé, squelettique.

Chaque matin, il commandait d’ouvrir les portes de sa chambre, en l’abbaye de Longchamp où il s’était fait transporter, laissant venir tous les passants jusqu’à son lit, pour pouvoir leur dire : « Voyez ici le roi de France, votre souverain seigneur, le plus pauvre homme de tout son royaume, car il n’est nul d’entre vous avec qui je ne voudrais échanger mon sort. Mes enfants, mirez-vous à votre prince temporel, et ayez tous le cœur à Dieu en voyant comme il se plaît à jouer avec ses créatures du monde. »

Il alla rejoindre les os de ses ancêtres, à Saint-Denis, le lendemain de l’Épiphanie de 1322, sans que personne, hormis sa femme, le pleurât.

Et pourtant, il avait été un roi fort sage, soucieux du bien public. Il avait déclaré inaliénable toute partie du domaine royal ; il avait unifié les monnaies, les poids et les mesures, réorganisé la justice pour qu’elle fût rendue avec plus d’équité, interdit le cumul des fonctions publiques, défendu aux prélats de siéger au Parlement, doté les finances d’une administration particulière. On lui devait encore d’avoir développé l’affranchissement des serfs. Il souhaitait que le servage disparût totalement de ses États ; il voulait régner sur un peuple d’hommes jouissant de « la liberté véritable », tels que la nature les avait faits.

Il avait évité les tentations de la guerre, supprimé de nombreuses garnisons intérieures pour renforcer celles des frontières, et préféré toujours les négociations aux stupides équipées. Sans doute était-il trop tôt pour que le peuple admît que la justice et la paix coûtassent de lourds sacrifices d’argent. « Où sont allés, demandait-on, les revenus, les dîmes et les annates, et les subventions des Lombards et des Juifs, puisqu’on a moins distribué d’aumônes, qu’on n’a pas tenu chevauchées, ni construit d’édifices ? Où donc tout cela a-t-il fondu ? »

Les grands barons, provisoirement soumis, et qui parfois, devant les remous des campagnes, s’étaient par peur serrés autour du souverain, avaient attendu patiemment leur heure de revanche et contemplé d’un regard apaisé l’agonie de ce jeune roi qu’ils n’avaient pas aimé.

Philippe le Long, homme seul, en avance sur son temps, était passé dans l’incompréhension générale.

Il ne laissait que des filles ; « la loi des mâles » qu’il avait promulguée pour son propre usage les excluait du trône. La couronne était échue à son frère cadet, Charles de la Marche, aussi médiocre d’intelligence que beau de visage. Le puissant comte de Valois, le comte Robert d’Artois, tout le cousinage capétien et la réaction baronniale se voyaient à nouveau triomphants. Enfin, l’on pouvait reparler de croisade, se mêler aux intrigues de l’Empire, trafiquer des cours de la monnaie et assister, en se moquant, aux difficultés du royaume d’Angleterre.

Là-bas un roi léger, décevant, incapable, soumis à la passion amoureuse qu’il porte à son favori, se bat contre ses barons, contre ses évêques, et lui aussi trempe la terre de son royaume du sang de ses sujets.

Là-bas une princesse de France vit en femme humiliée, en reine bafouée, tremble pour sa vie, conspire pour sa sauvegarde, et rêve de vengeance.

Il semble qu’Isabelle, fille du Roi de fer et sœur de Charles IV de France, ait transporté au-delà de la Manche la malédiction des Templiers…

PREMIÈRE PARTIE

DE LA TAMISE À LA GARONNE

I

« ON NE S’ÉVADE PAS DE LA TOUR DE LONDRES… »

Un énorme corbeau, noir, luisant, monstrueux, presque aussi gros qu’une oie, sautillait devant le soupirail. Parfois il s’arrêtait, l’aile basse, la paupière faussement close sur son petit œil rond, comme s’il allait dormir. Puis soudain, détendant le bec, il cherchait à frapper les yeux d’homme qui brillaient derrière les barreaux du soupirail. Ces yeux gris, couleur de silex, semblaient attirer l’oiseau. Mais le prisonnier était vif et avait déjà reculé le visage. Alors le corbeau reprenait sa promenade, par sauts pesants et courts.

L’homme, à présent, sortait la main hors du soupirail, une belle main grande et longue, nerveuse, l’avançait insensiblement, la laissait inerte, pareille à une branche sur la poussière du sol, attendant l’instant de saisir le corbeau par le cou.

L’oiseau, lui aussi, était rapide, en dépit de sa taille ; il s’écartait d’un bond, lançant un croassement enroué.

— Prends garde, Édouard, prends garde, dit l’homme derrière la grille du soupirail. Un jour, je finirai bien par t’étrangler.

Car le prisonnier avait donné à ce corbeau sournois le nom de son ennemi, le roi d’Angleterre.

Il y avait dix-huit mois que le jeu durait, dix-huit mois que le corbeau visait les prunelles du détenu, dix-huit mois que le détenu avait envie d’étouffer l’oiseau noir, dix-huit mois que Roger Mortimer, huitième baron de Wigmore, grand seigneur des Marches galloises et ex-lieutenant du roi en Irlande, était enfermé, en compagnie de son oncle Roger Mortimer de Chirk, ancien Grand Juge du Pays de Galles, dans un cachot de la tour de Londres. L’usage eût voulu que des prisonniers d’un tel rang, qui appartenaient à la plus ancienne noblesse du royaume, fussent pourvus d’un logement décent. Mais le roi Édouard II, lorsqu’il s’était saisi en janvier 1322 après la bataille de Shrewsbury gagnée sur ses barons révoltés, des deux Mortimer, leur avait assigné cette geôle étroite et basse, prenant son jour à ras de sol, dans les nouveaux bâtiments qu’il venait de faire construire, à droite de la tour de la Cloche. Obligé, sous la pression de la cour, des évêques et du peuple même, de commuer en réclusion perpétuelle la peine de mort qu’il avait d’abord décrétée contre les Mortimer, le roi espérait bien que cette cellule malsaine, cette cave où les fronts touchaient le plafond, ferait, à terme, office de bourreau.