L’incompétence du roi n’empêchait pas que la France s’occupât des affaires du monde entier. Le Conseil gouvernait au nom du roi, et Monseigneur de Valois au nom du Conseil. On donnait des avis à la papauté ; plusieurs chevaucheurs, qui touchaient huit livres et quelques deniers par voyage – un vrai patrimoine – avaient pour unique service d’acheminer le courrier vers Avignon. Et d’autres ainsi, vers Naples, vers l’Aragon, vers l’Allemagne. Car on veillait beaucoup aux questions d’Allemagne, où Charles de Valois et son compère Jean de Luxembourg s’étaient entendus pour faire excommunier l’empereur Louis de Bavière, de telle sorte que la couronne du Saint Empire pût être offerte… à qui donc ? Mais à Monseigneur de Valois lui-même qui s’entêtait en son vieux rêve. Chaque fois que le siège du Saint Empire se trouvait vacant, Monseigneur de Valois se portait candidat. De quel prestige accru bénéficierait la croisade si son chef se trouvait élu empereur !
Mais il ne fallait pas négliger pour autant de surveiller la Flandre, cette Flandre qui causait de permanents soucis à la couronne, selon que les populations s’y révoltaient contre leur comte parce que celui-ci se montrait fidèle au roi de France ou bien que le comte lui-même se révoltait contre le roi pour satisfaire ses populations. Et puis enfin, on s’occupait de l’Angleterre, et Roger Mortimer était appelé chez Valois chaque fois qu’une question se posait à ce sujet.
Mortimer avait loué logis, près de l’hôtel de Robert d’Artois, dans la rue Saint-Germain-des-Prés et devant l’hôtel de Navarre. Gérard de Alspaye, qui le suivait depuis son évasion de la Tour, commandait sa maison où le barbier Ogle tenait office de valet de chambre, et qui se grossissait petit à petit de réfugiés obligés à l’exil, eux aussi, par la haine des Despensers. En particulier était arrivé John Maltravers, seigneur anglais du parti de Mortimer, et descendant comme lui d’un compagnon du Conquérant. Ce Maltravers avait la face longue et sombre, les cheveux pendants, les dents immenses ; il ressemblait à son cheval. Il n’était pas très agréable compagnon et faisait sursauter les gens par des rires saccadés, hennissants, dont on cherchait en vain les motifs. Mais dans l’exil, on ne choisit pas ses amis ; l’infortune commune vous les impose. Par Maltravers, Mortimer apprit que sa femme avait été transférée au château de Skipton, dans le comté d’York, avec pour toute suite une dame, un écuyer, une blanchisseuse, un valet et un page, et qu’elle recevait treize shillings et quatre deniers par semaine pour son entretien et celui de ses gens ; presque la prison…
Quant à la reine Isabelle, son sort devenait de jour en jour plus pénible. Les Despensers la pillaient, la dépouillaient, l’humiliaient avec une patiente perfection dans la cruauté. « Il ne me reste plus en propre que la vie, faisait-elle dire à Mortimer, et je crains fort qu’on ne s’apprête à me l’ôter. Hâtez mon frère à ma défense. »
Mais le roi de France… « Votre épouse est-elle auprès de vous ? Avez-vous des fils ? »… s’en remettait aux avis de Monseigneur de Valois qui lui-même remettait tout au résultat de ses actions d’Aquitaine. Et si d’ici-là les Despensers assassinaient la reine ?
— Ils n’oseront pas, répondait Valois.
Mortimer allait glaner d’autres nouvelles chez le banquier Tolomei qui lui faisait passer son courrier outre-manche. Les Lombards avaient un meilleur réseau de poste que la cour, et leurs voyageurs étaient plus habiles à dissimuler les messages. Ainsi la correspondance entre Mortimer et l’évêque d’Orleton était à peu près régulière.
L’évêque avait payé cher d’avoir monté l’évasion de Mortimer ; mais il était courageux et tenait tête au roi. Premier prélat d’Angleterre jamais traduit devant une juridiction laïque, il avait refusé de répondre à ses accusateurs, appuyé d’ailleurs par tous les archevêques du royaume qui voyaient leurs privilèges menacés. Édouard avait poursuivi le procès, fait condamner Orleton, et ordonné la confiscation de ses biens. Édouard venait également d’écrire au pape pour demander la déposition de l’évêque, comme rebelle ; il était important que Monseigneur de Valois agît auprès de Jean XXII pour empêcher une telle mesure dont le résultat eût été de porter la tête d’Orleton sur le billot.
Pour Henry Tors-Col, la situation était confuse. Édouard l’avait fait en mars comte de Lancastre, lui rendant les titres et les biens de son frère décapité, dont le grand château de Kenilworth. Puis, tout aussitôt, pour avoir eu connaissance d’une lettre d’encouragement et d’amitié adressée à Orleton, Édouard avait accusé Tors-Col de haute trahison.
Tolomei, à chaque visite que Mortimer lui rendait, ne manquait pas de dire à l’exilé :
— Puisque vous voyez souvent Messeigneurs de Valois et d’Artois, et que vous êtes bien leur ami, rappelez-leur, je vous en prie, ces bouches à poudre qu’on a expérimentées en Italie et qui serviront beaucoup aux sièges des villes. Mon neveu à Sienne, et les Bardi à Florence, peuvent s’occuper de les fournir ; ce sont pièces d’artillerie plus faciles à mettre en place que les grosses catapultes à balancier, et qui font plus de dégâts. Monseigneur de Valois devrait bien en équiper sa croisade…
Les femmes, dans le début, s’étaient assez intéressées à Mortimer, à cet étranger au beau torse, tout vêtu de noir, austère, et qui mordillait la cicatrice blanche qu’il avait à la lèvre. Elles lui avaient fait raconter vingt fois son évasion ; tandis qu’il parlait, de belles poitrines se soulevaient sous les transparentes gorgières de lin. Sa voix, qui était grave, presque rauque, avec un accent inattendu sur certains mots, touchait les cœurs oisifs. Robert d’Artois, à bien des reprises, avait voulu pousser le baron anglais dans ces bras qui ne demandaient qu’à s’ouvrir, comme il s’était offert aussi à lui procurer quelques follieuses, par paire ou par tercet, pour le distraire de ses soucis. Mais Mortimer n’avait cédé à aucune tentation, au point qu’on se demandait d’où lui venait cette rare vertu, et s’il ne partageait pas les mœurs de son roi.
On ne pouvait imaginer la vérité, à savoir que cet homme, le même qui avait parié son salut sur la mort d’un corbeau, avait misé son retour en fortune sur sa chasteté. Il s’était fait la promesse de ne pas toucher femme avant d’avoir retrouvé et la terre d’Angleterre, et ses titres, et sa puissance. Un vœu de chevalier, tel qu’auraient pu le prononcer un Lancelot, un Amadis, un compagnon du roi Arthur. Mais Roger Mortimer devait s’avouer, après tant de mois, qu’il avait choisi son vœu un peu légèrement, et ceci contribuait à lui assombrir l’humeur…
Enfin de satisfaisantes nouvelles arrivèrent d’Aquitaine. Le sénéchal du roi d’Angleterre, messire Basset, homme d’autant plus sourcilleux que son nom prêtait à rire, commença de s’inquiéter de la forteresse qui s’élevait à Saint-Sardos. Il y vit une usurpation des droits de son maître, et une insulte à sa propre personne. Ayant réuni quelques troupes, il entra dans Saint-Sardos à l’improviste, mit la bourgade au pillage, appréhenda les officiers chargés de surveiller les travaux et les pendit aux poteaux fleurdelisés qui signalaient la suzeraineté du roi de France. Messire Ralph Basset n’était point seul dans cette expédition ; plusieurs seigneurs de la région lui avaient prêté la main.