Le chien fut le premier à entendre le tocsin. Il se dressa sur les pattes de devant, nez pointé, oreilles couchées et frémissantes. Le jeune comte de Kent sorti de sa somnolence, s’étira et comprit soudain que ce grand vacarme provenait de toutes les cloches de La Réole sonnées à la volée. En un instant, il fut debout, saisit sa chemise de légère batiste qu’il avait jetée sur un siège, l’enfila en hâte.
Déjà des pas se pressaient vers la porte. Messire Ralph Basset, le sénéchal, entra, suivi de quelques seigneurs locaux, le sire de Bergerac, les barons de Budos et de Mauvezin, et le sire de Montpezat à propos de qui – du moins le croyait-il, et pour s’en faire gloire – cette guerre était née.
Le sénéchal Basset était vraiment très petit ; le jeune comte de Kent s’en trouvait surpris chaque fois qu’il le voyait apparaître. Avec cela rond comme une futaille, et toujours au bord d’une colère qui lui faisait enfler le cou et saillir les yeux.
Le lévrier n’aimait pas le sénéchal et grondait dès qu’il le voyait.
— Est-ce l’incendie ou bien les Français, messire sénéchal ? demanda le comte de Kent.
— Les Français, les Français, Monseigneur ! s’écria le sénéchal presque choqué de la question. Venez donc ; on les aperçoit déjà.
Le comte de Kent se pencha vers un miroir d’étain pour remettre en ordre ses rouleaux blonds sur les oreilles, et suivit le sénéchal. En chemise blanche, ouverte sur la poitrine et qui blousait autour de la ceinture, sans éperons à ses bottes, tête nue, parmi les barons vêtus de mailles de fer, il donnait une étrange impression d’intrépidité et de grâce, de manque de sérieux aussi.
L’intense vacarme des cloches le surprit à la sortie du donjon et le grand soleil d’août l’éblouit. Le lévrier se mit à hurler.
On monta jusqu’au sommet de la Thomasse, la grosse tour ronde construite par Richard Cœur de Lion. Que n’avait-il pas bâti, cet ancêtre ? L’enceinte de la tour de Londres, Château-Gaillard en Normandie, la forteresse de La Réole…
La Garonne, large et miroitante, coulait au pied du coteau presque à pic, et son cours dessinait des méandres à travers la grande plaine fertile où le regard se perdait jusqu’à la lointaine ligne bleue des monts de l’Agenais.
— Je ne distingue rien, dit le comte de Kent qui s’attendait à voir les avant-gardes françaises aux abords de la ville.
— Mais si, Monseigneur, lui répondit-on en criant pour dominer le bruit du tocsin. Le long de la rivière, en amont, vers Sainte-Bazeille !
En plissant les yeux et en mettant la main en visière, le comte de Kent finit par apercevoir un ruban scintillant qui doublait celui du fleuve. On lui dit que c’était le reflet du soleil sur les cuirasses et les caparaçons des chevaux.
Et toujours ce fracas de cloches qui brisait l’air ! Les sonneurs devaient avoir les bras rompus. Dans les rues de la ville, autour de l’hôtel communal surtout, la population s’agitait, fourmillante. Comme les hommes semblaient petits, observés depuis les créneaux d’une citadelle ! Des insectes. Sur tous les chemins qui aboutissaient à la ville, se pressaient des paysans apeurés, qui tirant sa vache, qui poussant ses chèvres, qui aiguillonnant les bœufs de son attelage. On abandonnait les champs en courant ; arriveraient bientôt les gens des bourgs environnants, leurs hardes sur le dos ou entassées dans les chariots. Tout le monde se logerait comme il pourrait, dans une ville déjà surpeuplée par la troupe et les chevaliers de Guyenne.
— Nous ne commencerons vraiment à pouvoir compter les Français que dans deux heures, et ils ne seront pas sous les murs avant la nuit, dit le sénéchal.
— Ah ! c’est piètre saison pour faire la guerre, dit avec humeur le sire de Bergerac qui avait dû s’enfuir de Sainte-Foy-la-Grande quelques jours plus tôt, devant l’avance française.
— Pourquoi donc n’est-ce pas bonne saison ? demanda le comte de Kent en montrant le ciel pur et cette belle campagne qui s’étendait devant eux.
Il faisait un peu chaud, certes, mais cela ne valait-il pas mieux que la pluie et la boue ? S’ils avaient connu, ces gens d’Aquitaine, les guerres d’Ecosse, ils se seraient bien gardés de se plaindre.
— Parce qu’on est à un mois des vendanges, Monseigneur, dit le sire de Montpezat ; parce que les vilains vont gémir de voir fouler leurs récoltes, et nous opposer leur mauvaise volonté. Le comte de Valois connaît bien ce qu’il fait ; déjà, en 1294, il a agi de la sorte, ravageant tout pour lasser le pays plus vite. »
Le duc de Kent haussa les épaules. Le pays bordelais n’en était pas à quelques barriques près, et guerre ou pas guerre, on continuerait de boire du claret. Il circulait en haut de la Thomasse une petite brise inattendue qui pénétrait dans la chemise ouverte du jeune prince et lui glissait agréablement sur la peau. Comme le seul fait de vivre procurait parfois une sensation merveilleuse !
Accoudé aux pierres tièdes du créneau, le comte de Kent se laissait aller à rêver. Il était, à vingt-trois ans, lieutenant du roi pour tout un duché, c’est-à-dire investi de toutes les prérogatives royales et figurant, en sa personne, le roi lui-même. Il était celui qui disait : « Je veux ! » et auquel on obéissait. Il pouvait ordonner : « Pendez ! »… Il ne songeait pas à le dire, d’ailleurs, mais il pouvait le faire. Et puis, surtout, il était loin de l’Angleterre, loin de la cour de Westminster, loin des lubies, des colères, des suspicions de son demi-frère Édouard II, loin des Despensers. Ici, il se trouvait enfin livré à lui-même, son seul maître, et maître de tout ce qui l’entourait. Une armée venait à sa rencontre qu’il allait charger et vaincre, il n’en doutait pas. Un astrologue lui avait annoncé qu’entre sa vingt-quatrième et sa vingt-sixième année il accomplirait ses plus hautes actions, qui le mettraient fort en vue… Ses songes d’enfance devenaient brusquement réels. Une grande plaine, des cuirasses, une autorité souveraine… Non, vraiment, il ne s’était, depuis sa naissance, senti plus heureux d’exister. La tête lui tournait un peu, d’une griserie qui ne lui venait de rien d’autre que de lui-même, et de cette brise qui passait contre sa poitrine, et de ce vaste horizon…
— Vos ordres, Monseigneur ? demanda messire Basset qui commençait à s’impatienter.
Le comte de Kent se retourna et regarda le petit sénéchal avec une nuance d’étonnement hautain.
— Mes ordres ? dit-il. Mais faites sonner les busines,[24] messire sénéchal, et mettez votre monde à cheval. Nous allons nous porter en avant et charger.
— Mais avec quoi, Monseigneur ?
— Mais pardieu, avec nos troupes, Basset !
— Monseigneur, nous avons ici, à toute peine, deux cents armures, et il nous en vient plus de quinze cents à l’encontre, aux chiffres que nous avons. N’est-il pas vrai, messire de Bergerac ?
Le sire Réginald de Pons de Bergerac approuva de la tête. Le courtaud sénéchal avait le cou plus rouge et plus gonflé que de coutume ; vraiment il était inquiet et près d’éclater devant tant d’inconsciente légèreté.
— Et des renforts, nulle nouvelle ? dit le comte de Kent.
— Eh non, Monseigneur ! Toujours rien ! Le roi votre frère, pardonnez mon propos, nous laisse par trop choir.
Il y avait quatre semaines qu’on attendait ces fameux renforts d’Angleterre. Et le connétable de Bordeaux qui, lui, avait des troupes, en prenait prétexte pour ne pas bouger, puisqu’il avait reçu l’ordre exprès du roi Édouard de se mettre en route aussitôt que les renforts arriveraient. Le jeune comte de Kent n’était pas aussi souverain qu’il y paraissait…
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