La Réole, bâtie sur un éperon rocheux et dominée elle-même par un cercle de vertes collines, surplombait la Garonne. Découpée sur le ciel pâlissant, serrée dans ses remparts de bonne pierre ocre que dorait le soleil couchant, montrant ses clochers, les tours de son château, la haute charpente de son hôtel de ville au clocheton ajouré, et tous ses toits de tuiles rouges pressés les uns contre les autres, elle ressemblait aux miniatures qui représentaient Jérusalem dans les Livres d’heures. Une jolie ville, vraiment. En outre, sa position élevée en faisait une idéale place de guerre ; le comte de Kent n’était pas sot de l’avoir choisie pour s’y enfermer. Il ne serait pas facile d’enlever cette forteresse.
L’armée s’était arrêtée, attendant les ordres. Mais Monseigneur de Valois n’en donnait pas. Il boudait. Que le connétable, que les maréchaux prissent les décisions qui leur paraîtraient bonnes. Lui, n’étant pas lieutenant du roi, ne se chargeait plus d’aucune responsabilité.
— Venez, Alphonse, allons nous rafraîchir », dit-il au cousin d’Espagne.
Le connétable tournait la tête dans son heaume pour saisir ce que lui disaient ses chefs de bannières. Il envoya le comte de Boulogne en reconnaissance. Boulogne revint au bout d’une heure, ayant décrit le tour de la ville du côté des collines. Toutes les portes étaient closes, et la garnison ne donnait aucun signe de sortie. On décida donc de camper là, et les bannières s’installèrent un peu comme elles voulurent. Les vignes qui lançaient leurs sarments entre les arbres et les hauts échalas constituaient d’agréables abris en forme de tonnelles. L’armée était fourbue et s’endormit dans le clair crépuscule, avec l’apparition des premières étoiles.
Le jeune comte de Kent ne put résister à la tentation de l’audace. Après une insomnieuse nuit dont il avait trompé l’attente en jouant au trémerel[25] avec ses écuyers, il manda le sénéchal Basset, lui commanda de faire armer sa chevalerie et, avant l’aube, sans sonner trompe, sortit de la ville, par une poterne basse.
Les Français, ronflant dans les vignes, ne s’éveillèrent que lorsque le galop des chevaliers gascons fut sur eux. Ils dressèrent des têtes étonnées pour les rabaisser aussitôt, et voir les sabots de la charge leur passer à ras du front. Edmond de Kent et ses compagnons s’en donnaient à plaisir parmi ces groupes ensommeillés, taillant de l’épée, frappant de leurs masses d’armes, abattant les lourds fléaux plombés sur des jambes nues, des côtes que ne protégeaient ni mailles ni cuirasses. On entendait les os craquer, et un chemin de hurlements s’ouvrait dans le camp français. Les tentes de quelques grands seigneurs s’écroulaient. Mais bientôt une rude voix domina la mêlée, qui criait : « À moi Châtillon ! » Et la bannière du connétable, de gueules à trois pals de vair au chef d’or, un dragon pour cimier, deux lions d’or pour tenir, flotta dans le soleil levant. C’était le vieux Gaucher qui, de son campement sagement établi en retrait, accourait à la rescousse avec ses vassaux. Les appels : « Artois en avant !… À moi Valois ! » répondirent à droite et à gauche. À demi équipés, certains à cheval, d’autres à pied, les chevaliers se ruaient à l’adversaire.
Le camp était trop vaste, trop disséminé, et les chevaliers français trop nombreux pour que le comte de Kent pût poursuivre longtemps ses ravages. Déjà les Gascons voyaient s’amorcer devant eux un mouvement de tenailles. Kent n’eut que le temps de faire tourner bride et de regagner au galop les portes de La Réole où il s’engouffra ; et puis, ayant adressé compliment à chacun, et son armure délacée, il s’en alla dormir, l’honneur sauf.
La consternation régnait dans le camp français où l’on entendait gémir les blessés. Parmi les morts, dont le nombre s’élevait à près de soixante, se trouvaient Jean des Barres, l’un des maréchaux, et le comte de Boulogne, commandant de l’avant-garde. On déplorait que ces deux seigneurs, vaillants hommes de guerre, eussent rencontré une fin aussi soudaine et absurde. Assommés à leur réveil !
Mais la prouesse de Kent inspira le respect. Charles de Valois lui-même, qui, la veille encore, déclarait qu’il ne ferait qu’une bouchée de ce jeune homme s’il le rencontrait en champ clos, prit un air pénétré, presque glorieux, pour dire :
— Eh ! Messeigneurs, il est mon neveu, ne l’omettez point !
Et oubliant du coup ses blessures d’amour-propre, ses malaises et le poids de la saison, il se mit, après que de somptueux honneurs funèbres eurent été rendus au maréchal des Barres, à préparer le siège de la ville. Il y montra autant d’activité que de compétence car, tout gros vaniteux qu’il était, il n’en était pas moins remarquable homme de guerre.
Toutes les routes d’accès à La Réole furent coupées, la région surveillée par des postes disposés en profondeur. Des fossés, remblais, et autres ouvrages de terre furent entrepris à petite distance des murs pour y mettre les archers à l’abri. On commença de construire, aux endroits les plus propices, des plates-formes pour y installer les bouches à poudre. En même temps on élevait des échafaudages destinés aux arbalétriers. Monseigneur de Valois était partout sur les chantiers, inspectant, ordonnant, poussant à l’œuvre. En retrait, dans l’amphithéâtre des collines, les chevaliers avaient fait dresser leurs trefs ronds au sommet desquels flottaient les bannières. La tente de Charles de Valois, placée de façon à dominer le camp et la cité assiégée, semblait un vrai château de toile brodée.
Le trente août, Valois reçut enfin sa commission tant attendue. Son humeur alors acheva de se transformer et il parut ne plus faire de doute pour lui que la guerre fût comme déjà gagnée.
Deux jours plus tard, Mathieu de Trye, le maréchal survivant, Pierre de Cugnières et Alphonse d’Espagne, précédés de busines sonnantes et de la bannière blanche des parlementaires, s’avancèrent jusqu’au pied des murs de La Réole pour faire sommation au comte de Kent, d’ordre du puissant et haut seigneur Charles, comte de Valois, lieutenant du roi de France en Gascogne et Aquitaine, d’avoir à se rendre et remettre en leurs mains tout le duché pour faute de foi et hommage non rendu.
À quoi le sénéchal Basset, se hissant sur la pointe des pieds pour apparaître aux créneaux, répondit, d’ordre du haut et puissant seigneur Edmond, comte de Kent, lieutenant du roi d’Angleterre en Aquitaine et Gascogne, que la sommation était irrecevable et que le comte ne quitterait la ville ni ne remettrait le duché, sauf à être délogé par la force.
La déclaration de siège ayant été faite dans les règles, chacun retourna à ses tâches.
Monseigneur de Valois mit à l’ouvrage les trente mineurs prêtés à lui par l’évêque de Metz. Ces mineurs devaient percer des galeries souterraines jusque sous les murs, puis y placer des barils de poudre auxquels on mettrait le feu. L’ingeniator Hugues, qui appartenait au duc de Lorraine, promettait miracle de cette opération. Le rempart s’ouvrirait comme une fleur au printemps.
Mais les assiégés, alertés par les coups sourds, disposèrent des récipients pleins d’eau sur les chemins de ronde. Et là où ils virent à la surface de l’eau se former des rides, ils surent que les Français, en dessous, creusaient une sape. Ils en firent autant de leur côté, travaillant la nuit, alors que les mineurs de Lorraine travaillaient de jour. Un matin, les deux galeries s’étant rejointes, il se passa sous terre, à la lueur des lumignons, une atroce boucherie dont les survivants ressortirent couverts de sueur, de poussière sombre et de sang, le regard affolé comme s’ils remontaient des enfers.
Alors, les plates-formes de tir étant prêtes, Monseigneur de Valois décida d’utiliser ses bouches à feu.