Выбрать главу

C’étaient de gros tuyaux de bronze épais, cerclés de fer, et reposant sur des affûts de bois sans roue. Il fallait dix chevaux pour traîner chacun de ses monstres, et vingt hommes pour les pointer, les caler, les charger. On construisait autour une sorte de caisse, faite d’épais madriers, et destinée à protéger les servants dans le cas où l’engin éclaterait.

Ces pièces venaient de Pise. Les servants italiens les appelaient bombarda à cause du bruit qu’elles faisaient.

Tous les grands seigneurs, tous les chefs de bannières, s’étaient réunis pour voir fonctionner les bombardes. Le connétable Gaucher haussait les épaules et déclarait, l’air bougon, qu’il ne croyait pas aux vertus destructrices de ces machines. Pourquoi toujours faire confiance à des « novelletés », alors qu’on pouvait se servir de bons mangonneaux, trébuchets et perrières qui, depuis des siècles, avaient produit leurs preuves ? Pour réduire les villes qu’il avait prises, lui, Châtillon, avait-il eu besoin des fondeurs de Lombardie ? Les guerres se gagnaient par la vaillance des âmes et la force des bras, et non point par recours à des poudres d’alchimistes qui sentaient un peu trop le soufre de Satan !

Les servants avaient allumé auprès de chaque engin un brasero où rougissait une broche de fer. Puis, ayant introduit la poudre à l’aide de grandes cuillers de fer battu, ils chargèrent chaque bombarde, d’abord d’une bourre d’étoupe, ensuite d’un gros boulet de pierre de près de cent livres, tout cela entonné par la gueule. Un peu de poudre fut déposé dans une gorge ménagée sur le dessus des culasses et qui communiquait par un mince orifice avec la charge intérieure.

Tous les assistants furent invités à se retirer de cinquante pas. Les servants des pièces se couchèrent, les mains sur les oreilles ; un seul servant resta debout auprès de chaque bombarde pour mettre le feu à la poudre à l’aide des longues broches de fer rougies au feu. Et aussitôt que cela fut fait, il se jeta au sol et s’aplatit contre la caisse de l’affût.

Des flammes rouges jaillirent et la terre trembla. Le bruit roula dans la vallée de la Garonne et s’entendit de Marmande à Langon.

L’air était devenu noir autour des pièces, dont l’arrière s’était enfoncé dans le sol meuble par l’effet du recul. Le connétable toussait, crachait et jurait. Quand la poussière fut un peu dissipée, on vit qu’un des boulets était tombé chez les Français ; une toiture, dans la ville, semblait éventrée.

« Beaucoup de fracas pour peu de dégâts, dit le connétable. Avec de vieilles balistes à poids et à frondes, tous les boulets seraient arrivés au but sans qu’on soit à s’étouffer pour autant. »

Or, à l’intérieur de La Réole, personne n’avait compris tout d’abord pourquoi, du toit de maître Delpuch, notaire, une grande cascade de tuiles était soudain tombée dans la rue. On ne comprit pas non plus d’où venait ce coup de tonnerre, parti dans un ciel sans nuages, et que les oreilles perçurent un instant après. Puis maître Delpuch surgit de chez lui, en hurlant, parce qu’un gros boulet de pierre venait de choir dans sa cuisine.

Alors, la population courut aux remparts pour constater qu’il n’y avait dans le camp français aucune de ces hautes machines qui formaient l’équipement habituel des sièges. À la deuxième salve, on fut forcé d’admettre que bruit et projectiles sortaient de ces longs tubes couchés dans la colline, et que surmontait un panache de fumée. Chacun fut saisi d’effroi, et les femmes refluèrent vers les églises pour y prier contre cette invention du démon.

Le premier coup de canon des guerres d’Occident venait d’être tiré.[26]

Le 22 septembre au matin, le comte de Kent fut prié de recevoir messires Ramon de Labison, Jean de Mirai, Imbert Esclau, les frères Doat et Barsan de Pins, le notaire Hélie de Malenat, tous les six jurats de La Réole, ainsi que plusieurs bourgeois qui les accompagnaient. Les jurats présentèrent au lieutenant du roi d’Angleterre de longues doléances, et sur un ton qui s’écartait de la soumission et du respect. La ville était sans vivres, sans eau et sans toits. On voyait le fond des citernes, on balayait le sol des greniers, et la population n’en pouvait plus de cette pluie de boulets, de quart d’heure en quart d’heure, depuis plus de trois semaines. L’hôtel-Dieu regorgeait de malades et de blessés. On entassait dans les cryptes des églises les corps des gens tués dans les rues, des enfants écrasés dans leur lit. Les cloches de l’église Saint-Pierre s’étaient effondrées dans un vacarme de fin du monde, ce qui prouvait bien que Dieu ne protégeait pas la cause anglaise. En outre, il devenait urgent de vendanger, au moins dans les vignobles que les Français n’avaient pas ravagés, et l’on n’allait pas laisser pourrir sur ceps la récolte. La population, encouragée par les propriétaires et négociants, s’apprêtait à se soulever et à se battre avec les soldats du sénéchal, si de besoin, pour obtenir la reddition.

Tandis que les jurats parlaient, un boulet siffla dans l’air et l’on entendit un écroulement de charpente. Le lévrier du comte de Kent se mit à hurler. Son maître le fit taire d’un mouvement de lassitude excédée.

Depuis plusieurs jours déjà, Edmond de Kent savait qu’il aurait à se rendre. Il s’obstinait à la résistance, sans aucun motif raisonnable. Ses maigres troupes, déprimées par le siège, étaient hors d’état de soutenir un assaut. Tenter une nouvelle sortie contre un adversaire maintenant solidement retranché n’eût été qu’une folie. Et voici que les habitants de La Réole menaçaient de se révolter.

Kent se tourna vers le sénéchal Basset.

— Les renforts de Bordeaux, messire Ralph, y croyez-vous encore ? demanda-t-il.

Le sénéchal ne croyait plus à rien. Au bout de ses forces, il n’hésitait pas à accuser le roi Édouard d’avoir laissé les défenseurs de La Réole dans un abandon qui ressemblait assez à une trahison.

Les sires de Bergerac, de Budos et de Montpezat ne montraient pas de plus joyeuses mines. Personne ne se souciait de mourir pour un roi qui témoignait si peu de soin à ses meilleurs serviteurs. La fidélité était par trop mal payée.

— Avez-vous une bannière blanche, messire sénéchal ? dit le comte de Kent. Alors, faites-la hisser au sommet du château.

Quelques minutes plus tard, les bombardes se turent, et sur le camp français tomba ce grand silence surpris qui accueille les événements longtemps espérés. Des parlementaires sortirent de La Réole et furent conduits à la tente du maréchal de Trye, lequel leur communiqua les conditions générales de la reddition. La ville serait livrée, naturellement ; mais également le comte de Kent devrait signer et proclamer la remise de tout le duché entre les mains du lieutenant du roi de France. Il n’y aurait ni pillage, ni prisonniers, mais seulement des otages, et une indemnité de guerre à fixer. En outre, le comte de Valois priait le comte de Kent à dîner.

Un grand festin fut apprêté dans le tref de toile brodée des lis de France où Monseigneur Charles vivait depuis près d’un mois. Le comte de Kent arriva sous ses plus belles armes, mais pâle et s’efforçant de contenir, sous un masque de dignité, son humiliation et son désespoir. Il était escorté du sénéchal Basset et de plusieurs seigneurs gascons.

Les deux lieutenants royaux, le vainqueur et le vaincu, se parlèrent avec quelque froideur, s’appelant néanmoins « Monseigneur mon neveu », « Monseigneur mon oncle », ainsi que gens entre qui la guerre ne rompt point les liens de famille.

À table, Monseigneur de Valois fit asseoir le comte de Kent en face de lui. Les chevaliers gascons commencèrent de s’empiffrer comme ils n’en avaient point eu l’occasion depuis des semaines.

вернуться

26

Nos lecteurs seront peut-être surpris par cet emploi de bouches à feu au siège de La Réole en 1324. En effet, on ne date traditionnellement l’apparition de l’artillerie à poudre que de la bataille de Crécy en 1346.

 En vérité Crécy fut la première bataille où l’artillerie fut utilisée en rase campagne et en guerre de mouvement. Il ne s’agissait d’ailleurs que d’armes de relativement petits calibres et qui ne firent ni gros dégâts, ni grosse impression. Certains historiens français en ont exagéré l’effet pour expliquer une défaite due bien plus à la fougueuse sottise du roi Philippe VI et de ses barons qu’à cet emploi par l’adversaire d’armes nouvelles.

 Mais les « traits à poudre » de Crécy étaient une application de la grosse artillerie à feu employée pour les sièges depuis une vingtaine d’années déjà, concurremment à l’artillerie classique – on peut presque dire l’artillerie antique, car elle avait peu varié depuis César et même Alexandre le Grand – et qui lançait sur les villes par systèmes de leviers, de balanciers, de contrepoids ou de ressorts, des boulets de pierre ou des matières ardentes. Les premières bombardes ne lançaient rien d’autre que ces boulets de pierre semblables à ceux des balistes, mangonneaux et autres catapultes. C’était le moyen de projection qui était nouveau. Il paraît bien que ce fut en Italie que l’artillerie à poudre prit naissance, car le métal dont étaient cerclées les bombardes était qualifié de « fer lombard ». Les Pisans usaient de ces engins dans les années qui nous intéressent.

 Charles de Valois fut vraisemblablement le premier stratège, en France, à se servir de cette artillerie nouvelle. Il en avait passé commande dès le mois d’avril 1324 et s’était entendu avec le sénéchal de Languedoc pour qu’elle fût rassemblée à Castelsarrasin. Donc son fils Philippe VI ne dut pas être tellement surpris des petits boulets qu’on lui envoya à Crécy.