On s’efforçait à la courtoisie, et de complimenter l’adversaire sur sa vaillance. Le comte de Kent fut félicité de sa sortie fougueuse qui avait coûté un maréchal aux Français. Kent répondit en marquant beaucoup de considération à son oncle pour ses dispositifs de siège et l’emploi de l’artillerie à feu.
— Entendez-vous, messire connétable, et vous tous, Messeigneurs, s’écria Valois, ce que déclare mon noble neveu… que sans nos bombardes à boulets, la ville aurait pu tenir quatre mois ? Qu’on en garde souvenir !
Par-dessus les plats, les coupes et les brocs, Kent et Mortimer s’observaient.
Aussitôt le banquet achevé, les principaux chefs s’enfermèrent pour la rédaction de l’acte de trêve dont les articles étaient nombreux. Kent, à vrai dire, était prêt à céder sur tout, sauf sur certaines formules qui contestaient la légitimité des pouvoirs du roi d’Angleterre, et sur l’inscription des sires Basset et Montpezat en tête de la liste des otages. Car ces derniers ayant séquestré et pendu des officiers du roi de France, leur sort n’eût été que trop certain. Or Valois exigeait qu’on lui remît le sénéchal et le responsable de la révolte de Saint-Sardos.
Lord Mortimer participait aux négociations. Il suggéra d’avoir un entretien particulier avec le comte de Kent. Le connétable Gaucher s’y déclara opposé ; on ne laissait pas discuter d’une trêve par un transfuge du camp adverse ! Mais Robert d’Artois et Charles de Valois faisaient confiance à Mortimer. Les deux Anglais s’isolèrent donc dans un coin du tref.
— Avez-vous grande inclination, my Lord, à vous en retourner si tôt en Angleterre ?… demanda Mortimer.
Kent ne répondit pas.
— Pour y affronter le roi Édouard votre frère, dont vous connaissez assez l’injustice et qui vous fera grief d’une défaite que les Despensers vous ont ménagée ? Car vous avez été trahi, my Lord, vous ne pouvez l’ignorer. Nous savions que des renforts vous étaient promis qui ne sont jamais partis d’Angleterre. Et l’ordre au sénéchal de Bordeaux de n’aller point à votre aide avant l’arrivée de ces renforts, n’est-ce pas là trahison ? Ne vous surprenez pas de me voir si bien informé ; je n’en suis redevable qu’aux banquiers lombards… Mais vous êtes-vous demandé la cause d’une si félonne négligence à votre endroit ? N’en voyez-vous pas le but ?
Kent se taisait toujours, la tête un peu inclinée, et contemplait ses doigts.
— Vainqueur ici, vous deveniez redoutable pour les Despensers, my Lord, reprit Mortimer, et preniez trop d’importance dans le royaume. Ils ont bien préféré vous faire subir le discrédit d’une reddition, fût-ce au prix de l’Aquitaine dont peu se soucient des hommes attentifs seulement à voler, l’une après l’autre, les baronnies des Marches. Comprenez-vous qu’il m’ait fallu, voici trois ans, me rebeller pour l’Angleterre contre son roi, ou pour le roi contre lui-même ? Qui vous assure qu’aussitôt rentré vous ne serez pas à votre tour accusé de forfaiture et jeté en geôle ? Vous êtes jeune encore, my Lord, et ne connaissez point ce dont ces mauvaises gens sont capables.
Kent repoussa ses rouleaux blonds derrière son oreille, et répondit enfin :
— Je commence, my Lord, à le connaître à mes dépens.
— Vous répugnerait-il de vous offrir pour premier otage, sous la garantie, bien sûr, que vous aurez traitement de prince ? À présent que l’Aquitaine est perdue, et à jamais, je le crains, ce qu’il nous faut sauver, c’est le royaume lui-même, et c’est d’ici que nous le pouvons mieux faire.
Le jeune homme leva vers Mortimer un regard surpris.
— Voici deux heures, dit-il, j’étais encore lieutenant du roi mon frère, et déjà vous m’invitez à entrer en révolte ?
— Sans qu’il y paraisse, my Lord, sans qu’il y paraisse… Les grandes actions se décident en peu de temps.
— Combien m’en accordez-vous ?
— Il n’en est besoin, my Lord, puisque vous avez déjà décidé.
Ce ne fut pas un mince succès pour Roger Mortimer lorsque le jeune comte Edmond de Kent, revenant s’asseoir à la table de la trêve, annonça qu’il s’offrait pour premier otage.
Mortimer, se penchant vers son épaule, lui dit :
— À présent, il nous faut œuvrer pour sauver votre belle-sœur et cousine, la reine. Elle mérite notre amour, et nous peut être du plus grand appui.
DEUXIÈME PARTIE
ISABELLE AUX AMOURS
I
LA TABLE DU PAPE JEAN
L’église Saint-Agricol venait d’être entièrement reconstruite. La cathédrale des Doms, l’église des Frères Mineurs, celle des Frères Prêcheurs et des Augustiniens, avaient été agrandies et rénovées. Les Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem s’étaient construit une magnifique commanderie. Au-delà de la place au Change s’élevait une nouvelle chapelle Saint-Antoine, et l’on creusait les fondations de la future église Saint-Didier.
Le comte de Bouville, depuis une semaine, parcourait Avignon sans la reconnaître, sans plus rien trouver des souvenirs qu’il y avait laissés. Chaque promenade, chaque trajet était cause pour lui d’une surprise et d’un émerveillement. Comment une ville, en huit ans, pouvait-elle avoir changé si totalement d’aspect ?
Car ce n’étaient pas seulement les sanctuaires qui étaient sortis de terre, ou bien avaient pris façades différentes, et montraient de toutes parts leurs flèches, leurs ogives, leurs rosaces, leurs broderies de pierre blanche que dorait un peu le soleil d’hiver et où chantait le vent du Rhône.
Partout s’élevaient hôtels princiers, habitations de prélats, édifices communaux, demeures de bourgeois enrichis, maisons de compagnies lombardes, entrepôts, magasins. Partout on entendait le bruit patient, incessant et pareil à la pluie, du marteau des tailleurs de pierre, ces millions de petits coups de métal contre la roche tendre et par lesquels s’édifient les capitales. Partout la foule nombreuse, et souvent écartée par le cortège de quelque cardinal, partout la foule active, vivace, affairée, marchait dans les gravats, la sciure, la poussière calcaire. C’est le signe des âges de richesse que d’y voir les souliers brodés de la puissance se souiller aux déchets du bâtiment.
Non, Hugues de Bouville ne reconnaissait plus rien. Le mistral lui jetait aux yeux, en même temps que la poussière des travaux, un constant éblouissement. Les négoces, qui tous s’honoraient d’être fournisseurs du Très Saint-Père ou des éminences de son Sacré collège, regorgeaient des plus somptueuses marchandises de la terre, des velours les plus épais, des soieries, toiles d’or et passementeries les plus lourdes. Les bijoux sacerdotaux, croix pectorales, crosses, bagues, ciboires, ostensoirs, patènes, et puis aussi plats à manger, cuillers, gobelets, hanaps gravés d’armoiries tiarées ou cardinalices, s’entassaient sur les étagères du Siennois Tauro, du marchand Corboli et de maître Cachette, argenteurs.
Il fallait des peintres pour décorer toutes ces nefs, ces voûtes, ces cloîtres, ces salles d’audience ; les trois Pierre, Pierre du Puy, Pierre de Carmelère et Pierre Gaudrac, aidés de leurs nombreux élèves, étendaient l’or, l’azur, le carmin, et traçaient les figures du Zodiaque autour des scènes des deux Testaments. Il fallait des sculpteurs ; maître Macciolo de Spolète taillait dans le rouvre et le noyer les effigies des saints qu’il peignait ensuite ou recouvrait d’or. Et l’on saluait très bas dans les rues un homme qui n’était pas cardinal, mais que n’escortait pas moins une suite imposante d’acolytes et de serviteurs chargés de toises et de grands rouleaux de vélin ; cet homme était messire Guillaume de Coucouron, chef de tous les architectes pontificaux qui, depuis l’an 1317, rebâtissaient Avignon pour la dépense fabuleuse de cinq mille florins d’or.