Выбрать главу

Les femmes, dans cette métropole religieuse, se vêtaient plus bellement qu’en aucun lieu du monde. Les voir sortir des offices, traverser les rues, courir les boutiques, tenir cour en pleine rue, frileuse et rieuses, dans leurs manteaux fourrés, parmi des seigneurs empressés et des clercs fort délurés, était un enchantement du regard. Certaines allaient même fort aisément au bras d’un chanoine ou d’un évêque, et les deux robes avançaient, balayant la poussière blanche d’un pas bien accordé.

Le Trésor de l’Église faisait prospérer toutes les activités humaines. Il avait fallu construire de nouveaux établissements bordeliers et agrandir le quartier des follieuses, car tous les moines, moinillons, clercs, diacres et sous-diacres qui hantaient Avignon n’étaient pas forcément des saints. Les consuls avaient fait afficher sur panonceaux de sévères ordonnances : « Il est fait défense aux femmes publiques et maquerelles de demeurer dans les bonnes rues, de se parer des mêmes atours que les femmes honnêtes, de porter voile en public et de toucher de la main le pain et les fruits dans les boutiques sous peine d’être obligées d’acheter les marchandises qu’elles ont tâtées. Les courtisanes mariées seront expulsées de la ville et déférées aux juges si elles viennent à y rentrer. » Mais, en dépit des ordonnances, les courtisanes se paraient des plus beaux tissus, achetaient les plus beaux fruits, racolaient dans les rues nobles, et se mariaient sans peine tant elles étaient prospères et recherchées. Elles regardaient avec assurance les femmes dites honnêtes mais qui ne se conduisaient guère mieux, à cette seule différence que le sort leur avait fourni des amants de plus haut rang.

Non seulement Avignon, mais tout le pays environnant se transformait. De l’autre côté du pont Saint-Bénezet, sur la rive de Villeneuve, le cardinal Arnaud de Via, un neveu du pape, faisait édifier une énorme collégiale ; et déjà l’on appelait la tour de Philippe le Bel « la vieille tour » parce qu’elle datait de trente ans. Mais sans Philippe le Bel, qui avait naguère imposé à la papauté le séjour d’Avignon, tout cela eût-il existé[27] ? À Bédarrides, à Châteauneuf, à Noves, d’autres églises, d’autres châteaux, sortaient de terre.

Bouville en éprouvait quelque fierté personnelle. Non seulement parce qu’il se sentait concerné par tous les actes de ce roi, mais encore parce qu’il avait pendant de longues années tenu la charge de grand chambellan auprès de Philippe le Bel et qu’il se pensait un peu responsable de l’actuel pontificat.

N’était-ce pas lui, Bouville, qui voici neuf ans, après une épuisante course à la recherche des cardinaux éparpillés entre Carpentras et Orange, avait le premier proposé le cardinal Duèze pour être le candidat de la cour de France ? Les ambassadeurs se croient volontiers seuls inventeurs de leurs missions lorsqu’elles ont réussi. Et Bouville, se rendant au banquet que le pape Jean XXII offrait en son honneur, gonflait le ventre en imaginant bomber le torse, secouait ses cheveux blancs sur son col de fourrure, et parlait assez haut à ses écuyers dans les rues d’Avignon.

Une chose, en tout cas, paraissait bien acquise : le Saint-Siège ne retournerait pas en Italie. On en avait fini avec les illusions entretenues sous le pontificat précédent. Les praticiens romains pouvaient bien s’agiter contre Jean XXII et le menacer, s’il ne regagnait pas la Ville éternelle, de créer un schisme en élisant un autre pape qui occuperait vraiment le trône de saint Pierre.[28] L’ancien bourgeois de Cahors avait su répondre aux princes de Rome, en ne leur accordant que quatre chapeaux sur les seize qu’il avait imposés depuis son avènement. Tous les autres chapeaux rouges étaient allés à des Français.

— Voyez-vous, messire comte, avait dit le pape Jean à Bouville, quelques jours plus tôt, lors de la première audience, et s’exprimant par ce souffle de voix avec lequel il commandait en maître à la chrétienté… voyez-vous, messire comte, il faut gouverner avec ses amis contre ses ennemis. Les princes qui usent leurs jours et leurs forces à se gagner leurs adversaires mécontentent leurs vrais soutiens et ne s’acquièrent que de faux amis, toujours prêts à les trahir.

Il n’était besoin, pour se convaincre de la volonté du pape de demeurer en France, que de voir le château qu’il venait de construire sur la place de l’ancien évêché, et qui dominait la ville de ses créneaux, tours et mâchicoulis. L’intérieur était distribué entre des cloîtres spacieux, des salles de réception et des appartements splendidement décorés sous des plafonds d’azur semés d’étoiles, comme le ciel.[29] Il y avait deux huissiers de la première porte, deux huissiers de la seconde, cinq pour la troisième, et quatorze huissiers encore pour les autres portes. Le maréchal du palais commandait à quarante courriers et à soixante-trois sergents d’armes.

« Tout ceci ne représente pas un établissement provisoire », se disait Bouville en suivant le maréchal venu l’attendre en personne à la porte du palais, et qui le guidait à travers les salles.

Et pour savoir avec qui le pape Jean avait choisi de gouverner, il suffit à Bouville d’entendre nommer les dignitaires qui venaient de prendre place, dans la salle des festins tendue de tapisseries de soie, à la longue table étincelante de vaisselle d’or et d’argent.

Le cardinal-archevêque d’Avignon, Arnaud de Via, était fils d’une sœur du pape. Le cardinal-chancelier de l’Église romaine, c’est-à-dire le premier ministre du monde chrétien, homme assez large et solide, bien assis dans sa pourpre, était Gaucelin Duèze, fils de Pierre Duèze, le propre frère du pape que le roi Philippe V avait anobli. Neveu du pape encore, le cardinal Raymond Le Roux. Un autre neveu, Pierre de Vicy, gérait la maison pontificale, mandatait les dépenses, dirigeait les deux panetiers, les quatre sommeliers, les maîtres de l’écurie et de la maréchalerie, les six chambriers, les trente chapelains, les seize confesseurs pour les pèlerins de passage, les sonneurs de cloches, les balayeurs, les porteurs d’eau, les lavandières, les archiatres apothicaires et barbiers.

Le moindre des « neveux » ici attablés n’était certes pas le cardinal Bertrand du Pouget, légat itinérant pour l’Italie, et dont on chuchotait… mais qui donc ici ne chuchotait pas ?… qu’il était un fils naturel qu’aurait eu Jacques Duèze au temps qu’il n’avait pas encore, à quarante ans passés, quitté son Quercy natal !

Tous les parents du pape Jean, jusqu’aux cousins issus de germains, logeaient en son palais et partageaient ses repas ; deux d’entre eux habitaient même dans l’entresol secret, sous la salle à manger. Tous étaient pourvus d’emplois, celui-là parmi les cent chevaliers nobles, celui-ci comme dispensateur des aumônes, cet autre comme maître de la chambre apostolique qui administrait tous les bénéfices ecclésiastiques, annates, décimes, subsides, caricatifs, droits de dépouilles et taxes de Sacrée Pénitencerie. Plus de quatre cents personnes formaient cette cour dont la dépense annuelle dépassait quatre mille florins.

Quand, huit ans plus tôt, le conclave de Lyon avait porté au trône de saint Pierre un vieillard épuisé, diaphane, dont on attendait, dont on espérait même, qu’il rendît l’âme la semaine suivante, il ne restait rien dans le Trésor papal. En huit années, ce même petit vieillard, qui avançait ainsi qu’une plume poussée par le vent, avait si bien administré les finances de l’Église, si bien taxé les adultères, les sodomites, les incestueux, les voleurs, les criminels, les mauvais prêtres et les évêques coupables de violence, vendu si cher les abbayes, fait contrôler si justement les ressources et biens ecclésiastiques qu’il s’était assuré les plus gros revenus du monde et possédait les moyens de rebâtir une ville. Il pouvait largement nourrir sa famille et régner par elle. Il n’était chiche ni de dons aux pauvres ni de présents aux riches, offrant à ses visiteurs joyaux et saintes médailles d’or dont l’approvisionnait son fournisseur habituel, le Juif Boncœur.

вернуться

27

Le roi de France, rappelons-le, n’était pas à cette époque suzerain d’Avignon. Philippe le Bel, en effet, avait pris soin de céder au roi de Naples ses titres de coseigneur d’Avignon afin de ne point paraître, aux yeux du monde, tenir le pape en tutelle directe. Mais par la garnison installée à Villeneuve, et par la seule situation géographique de l’établissement papal, il tenait le Saint-Siège et l’Église tout entière sous forte surveillance.

вернуться

28

C’est ce qui arriva effectivement sept ans plus tard, en 1330, quand les Romains élirent l’antipape Nicolas V.

вернуться

29

Le Palais des Papes, tel que nous le connaissons, est très différent du château de Jean XXII dont il ne reste que quelques éléments dans la partie qu’on nomme « le palais vieux ». L’énorme édifice qui fait la célébrité d’Avignon est surtout l’ouvre des papes Benoît XII, Clément VI, Innocent VI et Urbain V. Les constructions de Jean XXII y furent complètement remaniées et absorbées au point de disparaître à peu près dans le nouvel ensemble. Il n’en demeure pas moins que Jean XXII fut le véritable fondateur du Palais des Papes.