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Enfoui, plutôt qu’assis, dans un fauteuil au dossier immense, et les pieds posés sur deux épais coussins de soie d’or, le pape Jean présidait cette longue tablée qui tenait à la fois du consistoire et du dîner de famille. Bouville, placé à sa droite, le regardait avec fascination. Comme le Saint-Père avait changé, depuis son élection ! Non pas d’apparence : le temps semblait sans prise sur ce mince visage pointu, ridé, mobile, au crâne enfermé dans un bonnet bordé de fourrure, aux petits yeux de souris, sans cils ni sourcils, à la bouche d’une extrême étroitesse où la lèvre supérieure rentrait un peu sous la gencive sans dents. Jean XXII portait ses quatre-vingts ans plus facilement que bien d’autres la cinquantaine : ses mains en donnaient la preuve, lisses, à peine parcheminées, et dont les jointures jouaient avec beaucoup de liberté. Mais c’était à l’attitude, au ton de la voix, aux propos, que l’on pouvait juger de la transformation. Cet homme qui avait dû son chapeau de cardinal à un faux en écriture royale, puis sa tiare à deux ans d’intrigues sourdes, de corruptions électorales, parachevées par un mois de simulation d’une maladie incurable, paraissait avoir reçu une nouvelle âme, par la grâce du vicariat suprême. Parvenu au sommet des ambitions humaines, délivré d’avoir à rien désirer pour lui-même, toutes ses forces, toute la redoutable mécanique cérébrale qui l’avaient conduit à ce faîte s’employaient, de manière absolument détachée, au seul bien de l’Église tel qu’il le concevait. Et quelle activité il y dépensait ! Parmi ceux qui l’avaient élu, croyant qu’il disparaîtrait vite et laisserait la Curie gouverner en son nom, combien se repentaient à présent ! Jean XXII leur menait la vie dure. Un grand souverain de l’Église en vérité.

Il s’occupait de tout, tranchait de tout. Il n’avait pas hésité à excommunier, au mois de mars précédent, l’empereur d’Allemagne Louis de Bavière, le destituant du même coup et ouvrant cette succession au Saint Empire pour laquelle le roi de France et le comte de Valois s’agitaient tant. Il intervenait dans les différends des princes chrétiens, les rappelant, comme il était dans sa mission d’universel pasteur, à leurs devoirs de paix. En ce moment, il se penchait sur le conflit d’Aquitaine, et avait déjà arrêté, dans les audiences données à Bouville, les modalités de son action.

Les souverains de France et d’Angleterre seraient priés de prolonger la trêve signée par le comte de Kent, à La Réole. Et qui arrivait à expiration en ce mois de décembre. Monseigneur de Valois n’utiliserait pas les quatre cents hommes d’armes et les mille arbalétriers nouveaux que le roi Charles IV lui avait envoyés ces jours derniers à Bergerac. Mais le roi Édouard serait impérativement invité à rendre l’hommage au roi de France, dans les plus brefs délais. Les deux souverains devraient remettre en liberté les seigneurs gascons qu’ils détenaient respectivement, et ne leur tenir aucune rigueur pour avoir pris le parti de l’adversaire. Enfin le pape allait écrire à la reine Isabelle pour la conjurer d’employer toutes ses forces à rétablir la concorde entre son époux et son frère. Le pape Jean ne se faisait aucune illusion, pas plus que Bouville, sur l’influence dont disposait la malheureuse reine. Mais le fait que le Saint-Père s’adressât à elle ne manquerait pas de lui restituer un certain crédit et de faire hésiter ses ennemis à la maltraiter davantage. Ensuite, Jean XXII conseillerait qu’elle se rendît à Paris, toujours en mission de conciliation, afin de présider à la rédaction du traité qui ne laisserait à l’Angleterre, du duché d’Aquitaine, qu’une mince bande côtière avec Saintes, Bordeaux, Dax et Bayonne. Ainsi les désirs politiques du comte de Valois, les machinations de Robert d’Artois, les vœux secrets de Lord Mortimer allaient recevoir du Saint-Père une aide majeure.

Bouville, ayant rempli avec succès la première partie de sa mission, pouvait manger de bon appétit le civet d’anguilles, délectable, parfumé, onctueux, qui emplissait son écuelle d’argent.

— Les anguilles nous viennent de l’étang des Martigues, fit remarquer à Bouville le pape Jean. Les appréciez-vous ?

Le gros Bouville, la bouche pleine, ne put répondre que d’un regard émerveillé.

La cuisine pontificale était somptueuse, et même les menus du vendredi y constituaient un régal rare. Thons frais, morues de Norvège, lamproies et esturgeons, accommodés de vingt manières et nappés de vingt sauces, se suivaient en procession sur des plats rutilants. Le vin d’Arbois coulait comme de l’or dans les timbales. Les crus de Bourgogne, du Lot ou du Rhône, accompagnaient les fromages.

Le Saint-Père, pour sa part, se contentait de grignoter du bout des gencives une cuillerée de pâté de brochet et de sucer un gobelet de lait. Il s’était mis en tête que le pape ne devait prendre que des aliments blancs.

Bouville avait à traiter d’un deuxième problème, et non moins délicat, pour le compte de Monseigneur de Valois. Un ambassadeur se doit d’aborder de biais les questions épineuses ; aussi Bouville crut parler fin en disant :

— Très Saint-Père, la cour de France a suivi avec beaucoup d’attention le concile de Valladolid qui fut tenu, voici deux ans, par votre légat, et où il a été ordonné que les clercs eussent à quitter leurs concubines…

— … sous peine s’ils ne le faisaient, enchaîna le pape Jean de sa petite voix rapide et étouffée, d’être privés dans les deux mois de la tierce partie des fruits de leurs bénéfices, et deux mois après d’un autre tiers, et encore après deux mois d’être privés de tout. En vérité, messire comte, l’homme est pécheur même s’il est prêtre, et nous savons bien que nous n’arriverons pas à supprimer tout péché. Mais au moins, pour ceux qui s’y entêteront, cela emplira nos coffres qui servent à faire le bien. Et beaucoup aussi éviteront de rendre publics leurs scandales.

— Et ainsi les évêques cesseront, comme ils ont trop coutume de le faire, d’assister en personne au baptême et au mariage de leurs enfants illégitimes.

Ayant dit cela, Bouville brusquement rougit. Était-ce bien habile de parler d’enfants illégitimes justement devant le cardinal du Pouget ? Un faux pas. Mais personne ne semblait y avoir pris garde. Bouville se hâta donc de poursuivre :

— Mais d’où vient, Très Saint-Père, qu’une punition plus forte ait été décrétée contre les prêtres dont les concubines ne sont pas chrétiennes ?

— La raison en est bien simple, messire comte, répondit le pape Jean. Le décret vise justement l’Espagne qui compte quantité de Maures… où nos clercs recrutent bien facilement des compagnes que rien ne gêne à forniquer avec la tonsure.

Il se tourna légèrement dans son grand siège, et un très bref sourire passa sur ses lèvres étroites. Il avait vu la direction où l’ambassadeur du roi de France cherchait à tirer l’entretien. Et maintenant il attendait, à la fois défiant et amusé, que messire de Bouville eût avalé une gorgée, afin de se donner courage, et affecté un air faussement aisé pour dire :

— Il est certain, Très Saint-Père, que ce concile a pris de sages édits qui nous serviront grandement lors de la croisade. Car nous aurons maints clercs et aumôniers pour accompagner nos armées, et qui s’avanceront en pays maure ; il serait mauvais qu’ils donnassent l’exemple de la méconduite.