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De fait, si les trente-six ans de Roger Mortimer de Wigmore avaient pu résister à pareille prison, en revanche dix-huit mois de brume coulant par le soupirail, ou de pluie suintant des murs, ou de touffeur épaisse stagnant au fond de ce trou durant la saison chaude, semblaient avoir eu raison du vieux Lord de Chirk. Perdant ses cheveux, perdant ses dents, les jambes enflées, les mains tordues de rhumatismes, l’aîné des Mortimer ne quittait presque plus la planche de chêne qui lui servait de lit, tandis que son neveu se tenait près du soupirail, les yeux tournés vers la lumière.

C’était le deuxième été qu’ils passaient dans ce réduit. Le jour, depuis deux heures déjà, était levé sur la plus célèbre forteresse d’Angleterre, cœur du royaume et symbole de la puissance de ses princes, sur la tour Blanche, construite par Guillaume le Conquérant et appuyée aux fondations mêmes de l’ancien castrum romain, sur cet immense donjon carré, léger malgré ses proportions gigantesques, sur les tours d’enceinte et les murs crénelés dus à Richard Cœur de Lion, sur le Logis du Roi, sur la chapelle Saint-Pierre, sur la porte des Traîtres. La journée serait chaude, pesante même, comme la veille l’avait été ; cela se devinait au soleil qui rosissait les pierres ainsi qu’à l’odeur de vase, un peu écœurante, montant des douves et de la Tamise toute proche dont l’eau baignait le remblai des fossés.[1]

Le corbeau Édouard avait rejoint les autres corbeaux géants sur la pelouse tristement fameuse, le Green, où l’on installait le billot les jours d’exécutions capitales ; les oiseaux y picoraient une herbe nourrie du sang des patriotes écossais, des criminels d’État, des favoris tombés en disgrâce.

On ratissait le Green, on en balayait les chemins pavés sans que les corbeaux s’effarouchassent ; car nul n’aurait osé toucher à ces animaux qui vivaient là, objets d’une vague superstition, depuis des temps immémoriaux.

Les soldats de la garde, sortant de leurs logis, achevaient hâtivement de boucler leur ceinturon ou leurs houseaux, coiffaient leur chapeau de fer, et se rassemblaient pour la parade quotidienne qui, ce matin, prenait une importance particulière car on était le 1er août, jour de Saint-Pierre-ès-Liens – auquel la chapelle était dédiée – et fête annuelle de la Tour.

Les verrous grincèrent à la porte basse de la cellule. Le geôlier porte-clefs ouvrit, jeta un regard à l’intérieur, et laissa entrer le barbier. Celui-ci, un homme à petits yeux, à nez long, à bouche ronde, venait une fois la semaine raser Roger Mortimer le Jeune. Pendant les mois d’hiver, cette opération était un supplice pour le prisonnier, car le constable Stephen Seagrave, gouverneur de la Tour,[2] avait déclaré :

— Si Lord Mortimer veut continuer d’être rasé, je lui enverrai donc le barbier, mais je n’ai pas obligation de le fournir d’eau chaude.

Et Lord Mortimer avait tenu bon, d’abord pour défier le constable, ensuite parce que son ennemi exécré le roi Edouard portait une jolie barbe blonde, enfin et surtout pour lui-même, sachant que s’il cédait sur ce point, il s’abandonnerait progressivement à la déchéance physique. Il avait sous les yeux l’exemple de son oncle, lequel ne prenait plus aucun soin de sa personne. Le menton broussailleux, les mèches éparses autour du crâne, le Lord de Chirk, après dix-huit mois de détention, avait l’apparence d’un vieil anachorète et se plaignait sans arrêt des multiples maux qui l’accablaient.

— Seules les douleurs de mon pauvre corps, disait-il, m’assurent que je suis encore vivant.

Donc Mortimer le Jeune, semaine après semaine, avait accueilli le barbier Ogle, même lorsqu’il fallait casser la glace dans le bassin et que le rasoir lui laissait les joues sanglantes. Il en avait été récompensé, car il s’était aperçu au bout de quelques mois que cet Ogle pouvait lui servir de liaison avec l’extérieur. L’homme avait une âme étrange ; il était avide, et capable aussi de dévouement ; il souffrait d’une situation subalterne qu’il jugeait inférieure à son mérite ; l’intrigue lui offrait l’occasion d’une revanche secrète et d’acquérir, en partageant les secrets de grands personnages, de l’importance à ses propres yeux. Le baron de Wigmore était certainement l’homme le plus noble, à la fois de naissance et de nature, qu’il eût jamais approché. Et puis, un prisonnier qui s’obstine, même par temps de gel, à se faire raser, cela force l’admiration !

Grâce au barbier, Mortimer avait donc établi un lien, ténu mais régulier, avec ses partisans, et particulièrement avec Adam Orleton, l’évêque de Hereford ; par le barbier encore, il avait su que le lieutenant de la Tour, Gérard de Alspaye, pouvait être gagné à sa cause ; par le barbier toujours, il avait mis sur pied la lente machination d’une évasion. L’évêque assurait qu’il serait délivré à l’été. Et l’été était là…

À travers le judas ménagé dans la porte, le geôlier, de temps à autre, lançait un regard, sans suspicion particulière, par simple habitude professionnelle.

Le prisonnier, une écuelle de bois sous le menton – retrouverait-il jamais le bassin de fin argent martelé dont il se servait naguère ? – écoutait les propos de convenance que lui adressait le barbier à voix très haute, pour donner le change. Le soleil, l’été, la chaleur… Il faisait toujours beau temps, c’était chose remarquable, le jour de la Saint-Pierre…

Se penchant davantage sur son rasoir, Ogle souffla :

— Be ready tonight, my Lord.[3]

Mortimer n’eut pas un tressaillement. Ses yeux couleur de silex, sous les sourcils bien fournis, se tournèrent seulement vers les petits yeux noirs du barbier. Celui-ci confirma d’un mouvement de paupières.

— Alspaye ?… murmura Mortimer.

— He’ll go with us,[4] répondit le barbier en passant de l’autre côté du visage.

— The Bishop[5] ?…demanda encore le prisonnier.

— He’ll be waiting for you outside, after dark,[6] dit le barbier qui aussitôt se remit à parler bien fort du soleil, de la parade qui s’apprêtait, des jeux qui se dérouleraient l’après-midi…

Sa barbe faite, Mortimer se rinça le visage et s’essuya d’une toile sans même en sentir le contact.

Et lorsque le barbier Ogle fut parti en compagnie du porte-clefs, le prisonnier s’étreignit la poitrine, à deux mains, et avala une grande gorgée d’air. Il se retenait de crier. « Soyez prêt pour ce soir ». Ces mots lui bruissaient dans la tête. Se pouvait-il que ce fût pour ce soir, enfin ?

Il s’approcha du bat-flanc où somnolait son compagnon de geôle.

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1

La tour de Londres formait encore au XIVème siècle la limite orientale de la ville, et même était séparée de la Cité proprement dite par les jardins des monastères. Le Tower Bridge naturellement n’existait pas ; la Tamise n’était franchie que par le seul London Bridge, en amont de la Tour.

 Si l’édifice central, la White Tower, entrepris vers 1078 sur l’ordre de Guillaume le Conquérant par son architecte le moine Gandulf, se présente à nous, au bout de neuf cents ans, sensiblement dans son apparence initiale – la restauration de Wren, malgré l’élargissement des fenêtres, l’a peu modifié – en revanche l’aspect général de l’ensemble fortifié était, à l’époque d’Édouard II, assez différent.

 Les ouvrages de l’actuelle enceinte n’étaient pas encore construits, à l’exception de la St-Thomas Tower et de la Middle Tower, dues respectivement à Henri II et à Edouard Ier. Les murailles extérieures étaient celles qui forment aujourd’hui la seconde enceinte, ensemble pentagonal à douze tours bâti par Richard Cœur de Lion et constamment remanié par ses successeurs.

 On peut constater l’étonnante évolution du style médiéval au cours d’un siècle en comparant la White Tower (fin du XIème) qui, malgré l’énormité de sa masse, garde dans sa forme et ses proportions le souvenir des anciennes villas gallo-romaines, et l’appareil fortifié de Richard Cœur de Lion (fin du XIIème) dont elle est entourée ; ce second ouvrage a déjà les caractéristiques du classique château fort, du type de Château-Gaillard en France, édifié d’ailleurs par le même Richard Ier, ou, ultérieurement, des constructions angevines de Naples.

 White Tower est le seul monument pratiquement intact, parce que constamment utilisé au cours des siècles, qui témoigne du style de construction de l’an mille.

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2

Le terme de constable, forme contractée de connétable, et qui désigne de nos jours un officier de police, était le titre officiel du commandant de la Tour. Le constable était assisté d’un lieutenant commandant en second. Ces deux fonctions d’ailleurs existent toujours, mais elles sont devenues purement honorifiques et sont remises à des militaires illustres en fin de carrière. Le commandement effectif de la Tour est de nos jours exercé par le major qui est lui-même officier général. Comme on le voit, ces dignités ont une hiérarchie inverse à celle des grades de l’armée.

 Le major réside à la Tour, dans le Logis du Roi – ou de la Reine – construction de l’époque Tudor, accotée à la Bell Tower ; le premier Logis du Roi, qui datait du temps d’Henry Ier, a été démoli sous Cromwell. Également à l’époque de notre récit – 1323 – la chapelle Saint-Pierre n’était constituée que par la partie romane de l’édifice actuel.

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3

Soyez prêt pour ce soir, Monseigneur.

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4

Il partira avec nous.

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5

L’évêque ?

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6

Il vous attendra à l’extérieur, à la nuit tombée.