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Après quoi Bouville respira mieux, le mot de croisade était dit.

Le pape Jean plissa les paupières, joignit les doigts.

— Il serait mauvais également, répondit-il posément, que la même licence se mît à proliférer dans les nations chrétiennes pendant que leurs armées auraient affaire outre-mer. Car on a toujours constaté, messire comte, que lorsque les armées de guerre sont loin à se battre, et qu’on a puisé dans les peuples les combattants les plus vaillants, il fleurit toutes sortes de vices dans ces royaumes comme si, la force s’éloignant, le respect qu’on doit aux lois de Dieu partait du même coup. Les guerres offrent de grandes occasions de péché… Monseigneur de Valois est-il toujours aussi ferme sur cette croisade dont il veut honorer notre pontificat ?

— Eh bien ! Très Saint-Père, les députés de la Petite Arménie…

— Je sais, je sais, dit le pape Jean en écartant et rapprochant ses maigres doigts. C’est moi-même qui ai envoyé ces députés à Monseigneur de Valois.

— Il nous parvient de toutes parts que les Maures, sur les rivages…

— Je sais. Les rapports me parviennent en même temps qu’à Monseigneur de Valois.

Les conversations particulières s’étaient arrêtées le long de la grande table. L’évêque Pierre de Mortemart qui accompagnait Bouville dans sa mission, et dont on disait qu’il serait bientôt promu cardinal, prêtait l’oreille, et tous les neveux et cousins, prélats ou dignitaires, en faisaient autant. Les cuillers glissaient sur le fond des assiettes comme sur du velours. Le souffle singulièrement assuré, mais sans timbre, qui sortait de la bouche du Saint-Père était difficile à saisir, et il fallait une grande habitude pour le capter d’un peu loin.

— Monseigneur de Valois, que j’aime d’un amour très paternel, nous a fait consentir la dîme ; mais jusqu’à présent cette dîme ne lui a servi qu’à confisquer l’Aquitaine et à soutenir sa candidature au Saint Empire. Ce sont entreprises très nobles, mais qui ne s’appellent point croisades. Je ne suis nullement certain, l’an prochain, de consentir à nouveau cette dîme et moins encore, messire comte, de consentir aux subsides supplémentaires que l’on me demande pour l’expédition.

Bouville reçut durement le coup. Si c’était là tout ce qu’il devait rapporter à Paris, Charles de Valois entrerait dans une belle fureur.

— Très Saint-Père, répondit-il en s’efforçant à la froideur, il avait semblé au comte de Valois comme au roi Charles que vous étiez sensible à l’honneur que la chrétienté pourrait retirer…

— L’honneur de la chrétienté, mon cher fils, est de vivre en paix, coupa le pape en frappant légèrement sur la main de Bouville.

— Est-ce attenter à la paix chrétienne que de vouloir ramener les Infidèles à la vraie foi et d’aller combattre chez eux l’hérésie ?

— L’hérésie ! L’hérésie ! répondit le pape Jean dans un chuchotement. Occupons-nous donc d’abord d’arracher celle qui fleurit dans nos nations et ne nous soucions point tant d’aller presser les abcès sur le visage du voisin quand la lèpre ronge le nôtre ! L’hérésie est mon souci, et je m’entends assez bien je crois à la poursuivre. Mes tribunaux fonctionnent, et j’ai besoin de l’aide de tous mes clercs, comme de celle de tous les princes chrétiens, pour la traquer. Si la chevalerie d’Europe prend le chemin de l’Orient, le diable aura champ libre en France, en Espagne et en Italie ! Depuis combien de temps Cathares, Albigeois, et Spirituels se tiennent-ils en paix ? Pourquoi ai-je fragmenté le gros diocèse de Toulouse, qui était leur repaire, et créé seize nouveaux évêchés dans la Langue d’oc ? Et vos pastoureaux dont les bandes ont déferlé jusqu’à nos remparts voici bien peu d’années, n’étaient-ils pas conduits par l’hérésie ? Ce n’est pas sur le temps d’une seule génération que l’on extirpe un tel mal. Il faut attendre les fils des petits-fils pour en avoir fini.

Tous les prélats présents pouvaient témoigner de la rigueur avec laquelle Jean XXII poursuivait l’hérésie. Si l’on avait consigne de se montrer coulant, moyennant finances, contre les petits péchés de la nature humaine, les bûchers en revanche flambaient haut contre les erreurs de l’esprit. On répétait volontiers le mot de Bernard Délicieux, moine franciscain qui avait entrepris de lutter contre l’inquisition dominicaine, et poussé l’audace jusqu’à prêcher en Avignon. « Saint Pierre et saint Paul, disait-il, ne pourraient eux-mêmes se défendre d’hérésie, s’ils revenaient en ce monde et étaient poursuivis par les Accusateurs. » Délicieux avait été condamné à la réclusion perpétuelle.

Mais, en même temps, le Saint-Père donnait diffusion à certaines idées étranges, issues de sa vivace intelligence, et qui, émises du haut de la chaire pontificale, n’étaient pas sans provoquer de grands remous parmi les docteurs des facultés de théologie. Ainsi s’était-il prononcé contre l’Immaculée Conception de la Vierge Marie qui ne constituait pas un dogme, certes, mais dont le principe était généralement admis. Il admettait tout au plus que le Seigneur eût purifié la Vierge avant sa naissance, mais à un moment, déclarait-il, difficile à préciser. Jean XXII, d’autre part, ne croyait pas à la Vision béatifique, en tout cas jusqu’au Jugement dernier, déniant par là qu’il y eût encore aucune âme en Paradis et, partant, en Enfer.

Pour beaucoup de théologiens, de telles propositions fleuraient un peu le soufre. Aussi, à cette table même, se trouvait assis un grand cistercien nommé Jacques Fournier, ancien abbé de Fontfroide qu’on appelait « le cardinal blanc » et qui employait toutes les ressources de sa science apologétique à soutenir et justifier les thèses hardies du Saint-Père.[30]

Celui-ci poursuivait :

— Veuillez donc, messire comte, ne point trop vous mettre en tracas pour l’hérésie des Maures. Faisons garder nos côtes contre leurs navires, mais laissons-les au jugement du Seigneur tout-puissant dont ils sont, après tout, les créatures, et qui avait bien sans doute quelque intention sur eux. Qui de nous peut affirmer ce qu’il advient des âmes qui n’ont pas encore été touchées par la grâce de la révélation ?

— Elles vont en enfer, je pense, dit naïvement Bouville.

— L’enfer, l’enfer ! souffla le frêle pape en haussant les épaules. Ne parlez donc point de ce que vous ignorez. Et ne me contez point non plus… nous sommes trop vieux amis, messire de Bouville… que c’est pour faire le salut des Infidèles que Monseigneur de Valois demande à mon Trésor douze cent mille livres de subsides. D’ailleurs, le comte de Valois, je le sais, n’a plus aussi grand désir de sa croisade.

— À vrai dire, Très Saint-Père, dit Bouville en hésitant un peu… sans être informé comme vous l’êtes, il me paraît toutefois…

« Oh ! Le mauvais ambassadeur ! pensa le pape Jean. Si j’étais à sa place, mais je me ferais croire à moi-même que Valois a déjà réuni ses bannières, et je ne me tiendrais point quitte à moins de trois cent mille livres. »

Il laissa Bouville suffisamment s’empêtrer.

— Vous direz à Monseigneur de Valois, déclara-t-il enfin, que nous renonçons à la croisade ; et comme je sais Monseigneur un fils très respectueux des décisions de la Sainte Église, je suis sûr qu’il s’inclinera.

Bouville se sentait fort malheureux. Certes, tout le monde était prêt à abandonner le projet de la croisade mais pas comme cela, en deux phrases, et sans contrepartie.

— Je ne doute pas, Très Saint-Père, répondit Bouville, que Monseigneur de Valois ne vous obéisse ; mais il a déjà engagé, outre l’autorité de sa personne, de grandes dépenses.

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30

Fils d’un boulanger de Foix en Ariège, Jacques Fournier, confident du pape Jean XXII, devait devenir pape lui-même, dix ans plus tard, sous le nom de Benoît XII.