— Combien faut-il à Monseigneur de Valois pour ne pas trop souffrir d’avoir engagé son autorité personnelle ?
— Très Saint-Père, je ne sais, dit Bouville rougissant, Monseigneur de Valois ne m’a pas chargé de répondre à telle question.
— Mais si, mais si ! Je le connais assez pour savoir qu’il l’avait prévue. Combien ?
— Il a déjà beaucoup avancé aux chevaliers de ses propres fiefs afin d’équiper leurs bannières…
— Combien ?
— Il s’est préoccupé de cette nouvelle artillerie à poudre…
— Combien, Bouville ?
— Il a passé grosses commandes d’armes de toutes sortes…
— Je ne suis pas homme de guerre, et ne vous demande point le compte des arbalètes. Je vous demande seulement de me dire la somme par laquelle Monseigneur de Valois se tiendrait pour dédommagé.
Il souriait de mettre son interlocuteur au gril. Et Bouville lui-même ne put s’empêcher de sourire à voir toutes ses grosses ruses percées comme une écumoire. Allons, il lui fallait le prononcer ce chiffre ! Il prit une voix aussi chuchotante que celle du pape pour murmurer :
— Cent mille livres…
Jean XXII hocha la tête et dit :
— C’est l’exigence habituelle du comte Charles. Il me paraît même que les Florentins, naguère, pour se libérer de l’aide qu’il leur avait portée, ont dû lui donner davantage. Aux Siennois, il en a coûté un peu moins pour qu’il consente à quitter leur ville. Le roi d’Anjou, en une autre occasion, a dû se saigner d’une somme identique pour le remercier d’un secours qu’il ne lui avait pas demandé ! C’est un moyen de finances comme un autre… Votre Valois, savez-vous, Bouville, est un bien gros larron ! Allons, rapportez-lui la bonne nouvelle… Nous lui donnerons ses cent mille livres, et notre bénédiction apostolique !
Il était assez satisfait, en somme, de s’en tirer à ce prix. Et Bouville, pour sa part, se sentait bien aise ; sa mission se trouvait accomplie. Discuter avec le souverain pontife comme avec quelque négociant lombard lui eût été vraiment pénible ! Mais le Saint-Père avait de ces mouvements qui n’étaient peut-être pas exactement de la générosité, mais une simple estimation du prix dont il devait payer son pouvoir.
— Vous souvenez-vous, messire comte, continuait le pape, du temps où vous m’apportiez, ici même, cinq mille livres de la part du comte de Valois pour assurer l’élection d’un cardinal français ? En vérité, ce fut de l’argent placé à bon intérêt !
Bouville s’attendrissait toujours sur ses souvenirs. Il revoyait cette prairie brumeuse dans la campagne, au nord d’Avignon, ce pré du Pontet, et le curieux entretien qu’ils avaient eu, tous deux assis sur une murette.
— Oui, je me rappelle, Très Saint-Père, dit-il. Savez-vous que lorsque je vous vis approcher, ne vous ayant jamais rencontré, je crus qu’on m’avait trompé, que vous n’étiez pas cardinal, mais un tout jeune clerc qu’un prélat avait déguisé pour l’envoyer à sa place ?
Le compliment fit sourire le pape Jean. Lui aussi se rappelait.
— Et ce jeune Siennois, Guccio Baglioni, qui travaillait dans la banque et vous accompagnait alors, qu’est-il devenu ? demanda-t-il. Vous me l’avez ensuite envoyé à Lyon, où il me fut fort utile, pendant le conclave muré. J’en avais fait mon damoiseau. J’imaginais le voir reparaître. Il est bien le seul qui m’ait rendu un service autrefois et qui ne soit pas venu quêter une grâce ou une charge !
— Je ne sais, Très Saint-Père, je ne sais. Il est reparti pour son Italie natale. Moi non plus je n’en ai plus jamais reçu nouvelles.
Mais Bouville s’était troublé pour répondre, et ce trouble n’avait pas échappé au pape.
— Il avait eu, si je me souviens bien, une mauvaise affaire de mariage, ou de faux mariage, avec une fille de noblesse qu’il avait rendue mère. Les frères le poursuivaient. N’est-ce pas cela ?
Ah ! Certes, le Saint-Père disposait d’une terrible mémoire !
— Je suis surpris vraiment, insistait-il, que ce Baglioni, protégé par vous, protégé par moi, et exerçant le métier d’argent, n’en ait pas profité pour faire sa fortune. Cet enfant qu’il devait avoir, est-il né ? A-t-il vécu ?
— Oui, oui, il est né, dit hâtivement Bouville. Il vit quelque part en campagne, auprès de sa mère.
Il montrait de plus en plus de gêne.
— On m’a dit, qui donc m’a dit ?… poursuivit le pape, que cette même demoiselle, ou dame, avait été nourrice du petit roi posthume qui vint à Madame Clémence de Hongrie pendant la régence du comte de Poitiers. Est-ce bien cela ?
— Oui, oui, Très Saint-Père, je crois que c’est elle.
Un frémissement passa dans les mille rides qui grillageaient le visage du pape.
— Comment, vous croyez bien ? N’étiez-vous pas curateur au ventre de Madame Clémence ? Et au plus près d’elle quand le malheur de perdre son fils lui survint ? Vous deviez bien savoir qui était la nourrice ?
Bouville se sentit devenir pourpre. Il aurait dû se méfier quand le Saint-Père avait prononcé le nom de Guccio Baglioni, et se dire qu’une intention se cachait derrière ce souvenir. Le détour était un peu plus habile que les siens propres, lorsqu’il passait par le concile de Valladolid pour en arriver aux finances du comte de Valois. D’abord, le Saint-Père devait sûrement avoir des nouvelles de Guccio, puisque ses banquiers, les Bardi, travaillaient avec les Tolomei de Sienne.
Les petits yeux gris du pape ne quittaient pas les yeux de Bouville, et les questions continuaient :
— Madame Mahaut d’Artois a eu un gros procès où vous avez dû témoigner ? Qu’y a-t-il eu de vrai, cher sire comte, dans cette affaire ?
— Oh ! Très Saint-Père, rien que ce que la justice a éclairé. Des malveillances, des propos rapportés dont Madame Mahaut a voulu se laver.
Le repas touchait à sa fin et les écuyers, passant les aiguières et les bassins, versaient l’eau sur les doigts des convives. Deux chevaliers nobles s’approchaient pour tirer en arrière le siège du Saint-Père.
— Sire comte, dit celui-ci, j’ai été bien heureux de vous revoir. Je ne sais, vu mon grand âge, si cette joie me sera accordée une autre fois…
Bouville, qui s’était levé, respira mieux. L’instant des adieux semblait arriver, qui allait mettre un terme à cet interrogatoire.
— … Aussi, avant votre départ, reprit le pape, je veux vous faire la plus grande grâce que je puisse accorder à un chrétien. Je vais vous entendre moi-même en confession. Accompagnez-moi dans ma chambre.
II
LA PÉNITENCE EST POUR LE SAINT-PÈRE
— Péchés de chair ? Certainement, puisque vous êtes homme… Péchés de gourmandise ? Il suffit de vous voir ; vous êtes gras… Péchés d’orgueil ? Vous êtes grand seigneur… Mais votre état même vous oblige à l’assiduité dans vos dévotions ; donc tous ces péchés, qui sont le fonds commun de l’humaine nature, vous vous en accusez et en êtes absous aussi souvent que vous vous approchez de la sainte table.
Étrange confession où le premier vicaire de l’Église romaine prononçait tout ensemble les questions et les réponses. Sa voix feutrée était parfois couverte par des cris d’oiseaux, car le pape avait dans sa chambre un perroquet enchaîné et, voletant sous une grande cage, des perruches, des serins, et de ces petits oiseaux des îles, rouges, qu’on appelle cardinaux.
Le sol de la pièce, dallé de carreaux peints, disparaissait en partie sous des tapis d’Espagne. Les murs et les sièges étaient tendus de vert et les courtines du lit, les rideaux des fenêtres également faits de lin vert. Sur cette couleur de forêt, les oiseaux vivants mettaient des taches colorées, comme des fleurs.[31] Un angle formait salle de bains, avec une baignoire de marbre. Dans la garde-robe, attenante à la chambre, manteaux blancs, camails grenats et ornements sacerdotaux emplissaient de vastes penderies.
31
Jean XXII qui aimait les animaux exotiques, avait également dans son palais une ménagerie qui contenait un lion, deux autruches et un chameau.