— Oh, oh… murmura le Saint-Père.
— Si bien que le petit roi Jean, le vrai roi de France en somme, est élevé présentement dans un manoir d’Ile-de-France, sans qu’il sache qui il est, sans que personne le sache, à part cette femme qu’on croit sa mère… et moi-même.
— Et cette femme ?…
— … est Marie de Cressay, l’épouse du jeune Lombard Guccio Baglioni.
Tout s’éclairait maintenant pour le pape.
— Et Baglioni, lui, ignore tout ?
— Tout, j’en suis assuré, Très Saint-Père. Car la dame de Cressay, pour garder son serment, a refusé de le revoir, ainsi que nous le lui avions ordonné. Le garçon est reparti tout aussitôt pour l’Italie. Il pense que son fils est vivant. Il s’en inquiète parfois dans ses lettres à son oncle, le banquier Tolomei…
— Mais pourquoi, Bouville, pourquoi, puisque vous aviez la preuve du crime, et combien facile à administrer, n’avez-vous pas dénoncé la comtesse Mahaut ?… Quand je songe, ajouta le pape Jean, que dans le même temps elle m’envoyait son chancelier afin que je soutienne sa cause contre son neveu Robert…
Le pape pensait soudain que Robert d’Artois, ce géant tapageur, ce semeur de brouilles, cet assassin sans doute, lui aussi – car il semblait bien qu’il eût trempé dans le meurtre de Marguerite de Bourgogne, à Château-Gaillard – ce terrible baron, valait peut-être mieux, à tout prendre, que sa cruelle tante, et qu’en luttant contre elle, il n’avait probablement pas tous les torts de son côté. Un monde de grands loups que celui des cours souveraines ! Et dans chaque royaume, il en allait de même. Était-ce pour gouverner, apaiser, conduire ce troupeau de fauves que Dieu lui avait inspiré, à lui chétif petit bourgeois de Cahors, l’ambition d’une tiare dont il était à présent coiffé et qui, par moments, lui pesait un peu ?…
— Je me suis tu, Très Saint-Père, reprit Bouville, par le conseil surtout de ma défunte épouse. Comme j’avais manqué le bon instant de confondre la meurtrière, mon épouse m’a représenté avec justesse que si nous révélions la vérité, Mahaut s’acharnerait sur le petit roi, et sur nous-mêmes. Il fallait lui laisser croire que son crime avait réussi. Ce fut donc l’enfant de la nourrice qu’on inhuma à Saint-Denis parmi les rois.
Le pape réfléchissait.
— Ainsi, dans le procès fait à Madame Mahaut l’année suivante, les accusations étaient fondées ? dit-il.
— Certes, certes, elles l’étaient ! Monseigneur Robert avait pu mettre la main sur une empoisonneuse, une nécromancienne, nommée Isabelle de Fériennes, qui avait livré à une demoiselle de parage de la comtesse Mahaut le poison dont celle-ci tua d’abord le roi Louis, puis l’enfant présenté aux barons. Cette Isabelle de Fériennes, ainsi que son fils Jean, furent conduits à Paris pour y faire leurs aveux. Vous pensez comme cela servait bien Monseigneur Robert ! Leur déposition fut recueillie, et il apparut clairement qu’ils étaient les fournisseurs de la comtesse, car ils lui avaient déjà auparavant procuré le philtre par lequel elle se vantait d’avoir réconcilié sa fille Jeanne avec son gendre le comte de Poitiers…
— Magie, sorcellerie ! Vous pouviez bien faire griller la comtesse, chuchota le pape.
— Plus à ce moment, Très Saint-Père, plus à ce moment. Car le comte de Poitiers était devenu roi et protégeait beaucoup Madame Mahaut, si fort même que je suis assuré dans le fond de mon âme qu’il avait partie liée avec elle, au moins dans le second crime.
Le petit visage du pape se fripa davantage sous le bonnet fourré. Jean XXII aimait bien le roi Philippe V auquel il devait sa tiare, et avec lequel il s’était toujours parfaitement accordé pour toutes les questions de gouvernement. Les dernières paroles de Bouville le peinaient.
— Sur l’un et sur l’autre, le châtiment de Dieu s’est appesanti, reprit Bouville, puisqu’ils ont chacun perdu dans l’année leur unique héritier mâle. La comtesse a vu mourir son seul fils qui avait dix-sept ans. Et le jeune roi Philippe a été privé du sien, qui lui était né depuis seulement quelques mois ; et il n’en eut plus jamais d’autre… Mais pour l’accusation élevée contre elle, la comtesse sut se défendre. Elle invoqua l’irrégularité de la procédure engagée devant le Parlement, l’indignité de ses accusateurs, elle représenta que son rang de pair de France ne la rendait justiciable que de la Chambre des Barons. Toutefois, afin, disait-elle, de faire triompher son innocence, elle supplia son gendre… ce fut une belle scène de fausseté publique !… de poursuivre l’enquête et de lui donner moyen de confondre ses ennemis. La nécromancienne de Fériennes et son fils furent entendus à nouveau, mais après avoir subi la question. Leur état n’était pas beau, et le sang leur collait sur tout le corps. Ils se rétractèrent complètement, déclarèrent mensonges leurs aveux premiers et prétendirent qu’ils y avaient été conduits par caresses, prières, promesses et aussi violences de personnes dont, selon l’acte des greffiers, il convenait de taire le nom pour le moment. Puis le roi Philippe le Long tint lui-même lit de justice et fit comparaître tous ses proches et parents, et tous les familiers de feu son frère, le comte de Valois, le comte d’Évreux, Monseigneur de Bourbon, Monseigneur Gaucher le connétable, messire de Beaumont, le maître de l’hôtel, et la reine Clémence, elle-même, leur demandant, sous la foi du serment, s’ils savaient ou croyaient que le roi Louis et son fils Jean fussent morts autrement que de mort naturelle. Comme aucune preuve ne pouvait être produite, comme la séance avait lieu devant tous, et que la comtesse Mahaut se tenait assise à côté du roi, chacun déclara, bien que pour beaucoup ce fût à contre-conviction, que ces trépas étaient dus à l’œuvre de nature.
— Mais vous-même, vous avez eu à comparaître ?
Le gros Bouville baissa le front.
— J’ai porté faux témoignage, Très Saint-Père, dit-il. Mais que pouvais-je quand toute la cour, les pairs, les oncles du roi, les plus proches serviteurs, la reine veuve elle-même, certifiaient sous serment l’innocence de Madame Mahaut ? C’est moi qu’on eût alors accusé de mensonge et de fable ; et l’on m’eût envoyé me balancer à Montfaucon.
Il semblait si malheureux, si abattu, si triste, que l’on imaginait soudain, sur son gros visage charnu, les traits du petit garçon qu’il avait été un demi-siècle plus tôt. Le pape eut un mouvement de pitié.
— Apaisez-vous, Bouville, dit-il en se penchant et en lui mettant la main sur l’épaule. Et ne vous reprochez pas d’avoir mal agi. Dieu vous avait posé un problème un peu lourd pour vous. Votre secret, je le prends à mon compte. L’avenir dira si vous avez bien fait ! Vous avez voulu sauver une vie qui vous avait été confiée par le devoir de votre état, et vous l’avez sauvée. Combien en auriez-vous exposé d’autres, si vous aviez parlé !
— Ah ! Très Saint-Père, oui, je suis apaisé ! dit l’ancien chambellan. Mais le petit roi caché, que va-t-il devenir ? Que faut-il en faire ?
— Attendez sans rien changer. J’y penserai et vous le ferai savoir. Allez en paix, Bouville… Quant à Monseigneur de Valois, cent mille livres sont à lui mais pas un florin de plus. Qu’il me laisse en repos avec sa croisade, et qu’il s’accorde avec l’Angleterre.
Bouville mit genou en terre, porta la main du Saint-Père à ses lèvres, avec effusion, se releva et gagna la porte à reculons puisque l’audience semblait terminée.
Le pape le rappela du geste.
— Mon fils, et votre absolution ? Vous ne la voulez donc point ?
Un moment plus tard le pape Jean, demeuré seul, parcourait à petits pas glissants son cabinet de travail. Le vent du Rhône passait sous les portes et gémissait à travers le beau palais neuf. Les perruches pépiaient dans leur cage. Les tisons du brasero s’assombrissaient.
Jean XXII réfléchissait au difficile problème, à la fois de conscience et d’État, qui se posait à lui. L’héritier véritable de la couronne de France était un enfant ignoré, caché dans une cour de ferme. Deux personnes seulement au monde, ou plutôt trois personnes à présent, le savaient. La peur retenait les deux premières de parler. Que convenait-il de faire, quel parti prendre, quand deux rois déjà, depuis la naissance de cet enfant, s’étaient succédé au trône, deux rois dûment sacrés, oints du saint chrême ? Révéler l’affaire et jeter la France dans le plus terrible désordre dynastique ? De la semence de guerre, encore !
Un autre sentiment également incitait le pape à garder le silence, et ce sentiment concernait la mémoire du roi Philippe le Long. Oui, Jean XXII l’avait bien aimé, ce jeune homme, et l’avait aidé de toutes les façons possibles. C’était même le seul souverain qu’il eût jamais admiré et auquel il gardât reconnaissance. Ternir son souvenir revenait pour Jean XXII à se ternir lui-même ; car, sans Philippe le Long, fût-il jamais devenu pape ? Et voilà que Philippe se révélait avoir été un criminel, le complice d’une criminelle tout au moins… Mais était-ce au pape Jean, était-ce à Jacques Duèze, de jeter la première pierre, lui qui devait à de si grosses fourberies et sa pourpre et sa tiare ? Et s’il lui avait été absolument nécessaire, pour assurer son élection, de laisser commettre un meurtre…
« Seigneur, Seigneur, merci de m’avoir épargné pareille tentation… Mais était-ce bien moi qui devais être chargé du soin de vos créatures ?… Et si la nourrice parle un jour, qu’arrivera-t-il ? Peut-on se fier à langue de femme ? Il serait bon, Seigneur, que vous m’éclairiez quelquefois ! J’ai absous Bouville, mais la pénitence est pour moi. »
Il s’était agenouillé sur le coussin vert de son prie-Dieu ; il demeura là, longtemps, ses mains maigres enserrant son petit front ridé.