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Un moment plus tard le pape Jean, demeuré seul, parcourait à petits pas glissants son cabinet de travail. Le vent du Rhône passait sous les portes et gémissait à travers le beau palais neuf. Les perruches pépiaient dans leur cage. Les tisons du brasero s’assombrissaient.

Jean XXII réfléchissait au difficile problème, à la fois de conscience et d’État, qui se posait à lui. L’héritier véritable de la couronne de France était un enfant ignoré, caché dans une cour de ferme. Deux personnes seulement au monde, ou plutôt trois personnes à présent, le savaient. La peur retenait les deux premières de parler. Que convenait-il de faire, quel parti prendre, quand deux rois déjà, depuis la naissance de cet enfant, s’étaient succédé au trône, deux rois dûment sacrés, oints du saint chrême ? Révéler l’affaire et jeter la France dans le plus terrible désordre dynastique ? De la semence de guerre, encore !

Un autre sentiment également incitait le pape à garder le silence, et ce sentiment concernait la mémoire du roi Philippe le Long. Oui, Jean XXII l’avait bien aimé, ce jeune homme, et l’avait aidé de toutes les façons possibles. C’était même le seul souverain qu’il eût jamais admiré et auquel il gardât reconnaissance. Ternir son souvenir revenait pour Jean XXII à se ternir lui-même ; car, sans Philippe le Long, fût-il jamais devenu pape ? Et voilà que Philippe se révélait avoir été un criminel, le complice d’une criminelle tout au moins… Mais était-ce au pape Jean, était-ce à Jacques Duèze, de jeter la première pierre, lui qui devait à de si grosses fourberies et sa pourpre et sa tiare ? Et s’il lui avait été absolument nécessaire, pour assurer son élection, de laisser commettre un meurtre…

« Seigneur, Seigneur, merci de m’avoir épargné pareille tentation… Mais était-ce bien moi qui devais être chargé du soin de vos créatures ?… Et si la nourrice parle un jour, qu’arrivera-t-il ? Peut-on se fier à langue de femme ? Il serait bon, Seigneur, que vous m’éclairiez quelquefois ! J’ai absous Bouville, mais la pénitence est pour moi. »

Il s’était agenouillé sur le coussin vert de son prie-Dieu ; il demeura là, longtemps, ses mains maigres enserrant son petit front ridé.

III

LE CHEMIN DE PARIS

Qu’il sonnait clair, sous le fer des chevaux, le sol des routes françaises ! Quelle musique heureuse produisait le crissement du gravier ! Et l’air qu’on respirait, l’air léger du matin traversé de soleil, quel merveilleux parfum, quelle merveilleuse saveur il possédait ! Les bourgeons commençaient à s’ouvrir, et de petites feuilles vertes, tendres et plissées, venaient chercher pour une caresse le front des voyageurs jusqu’au milieu du chemin. L’herbe des talus et des prés d’Ile-de-France était moins riche, moins fournie, sans doute, que l’herbe d’Angleterre ; mais pour la reine Isabelle, c’était l’herbe de la liberté, enfin, et de l’espérance.

La crinière de la jument blanche ondulait au rythme de la marche. Une litière, portée par deux mules, suivait à quelques toises. La reine trop heureuse, trop impatiente pour rester enfermée dans cette balancelle, avait préféré monter sa haquenée ; pour un peu, elle eût galopé dans les herbages !

Boulogne, où elle s’était mariée quinze ans auparavant, Montreuil, Abbeville, Beauvais, avaient été les haltes de son voyage. Elle venait de passer la nuit précédente à Maubuisson, près de Pontoise, dans le manoir royal, où, pour la dernière fois, elle avait vu son père Philippe le Bel. Sa route était comme un pèlerinage à travers son propre passé. Il lui semblait remonter les étapes de sa vie pour revenir au départ. Mais quinze années malheureuses se pouvaient-elles abolir ?

— Votre frère Charles l’aurait sans doute reprise, disait Robert d’Artois qui cheminait à côté d’elle, et il nous l’aurait imposée pour reine, tant il continuait de la regretter et tant il montrait peu de décision au choix d’une nouvelle épouse.

De qui parlait Robert ? Ah oui ! De Blanche de Bourgogne. Il en parlait à cause de Maubuisson où, tout à l’heure, une cavalcade composée d’Henry de Sully, de Jean de Roye, du comte de Kent, de Lord Mortimer, de Robert d’Artois lui-même et de toute une troupe de seigneurs, était venue accueillir la voyageuse. Isabelle avait éprouvé un grand plaisir à se sentir de nouveau traitée en reine.

— Je crois que Charles, vraiment, prenait quelque plaisir secret à caresser les cornes qu’elle lui avait plantées, continuait Robert. Par malheur, par bonheur plutôt, la douce Blanche, l’année avant que Charles devînt roi, se fit engrosser en prison, par le geôlier !

Le géant chevauchait à gauche, du côté du soleil, et, monté sur un immense percheron pommelé, il portait de l’ombre sur la reine. Celle-ci poussait sa haquenée, s’efforçant de rester dans la lumière. Robert discourait sans trêve, tout à l’enthousiasme de la retrouvaille, et cherchant, dès ces premières lieues, à renouer les liens du cousinage et d’une ancienne amitié.

Isabelle ne l’avait pas revu depuis onze ans ; il avait peu changé. La voix était toujours la même, et toujours la même aussi cette odeur de gros mangeur de venaison que son corps dégageait dans l’animation de la marche et que la brise portait autour de lui par bouffées. Il avait la main rousse et velue jusqu’à l’ongle, le regard méchant même lorsqu’il croyait le faire aimable, la panse dilatée par-dessus sa ceinture comme s’il eût avalé une cloche. Mais l’assurance de sa parole et de ses gestes était à présent moins feinte et appartenait définitivement à sa nature ; la ride qui encadrait la bouche s’était inscrite plus profondément dans la graisse.

— Et Mahaut, ma bonne gueuse de tante, a dû se résigner à l’annulation du mariage de sa fille. Oh ! non sans se débattre et plaider devant les évêques ! Mais elle a finalement été confondue. Votre frère Charles, pour une fois, s’obstina. Parce qu’il ne pardonnait pas l’affaire du geôlier et de la grossesse. Et quand il s’obstine, ce faible homme, on ne le fait plus démordre ! Au procès d’annulation, on n’a pas posé moins de trente et une questions aux témoins. On a exhumé de la poussière la dispense accordée par Clément V et qui permettait à Charles d’épouser une de ses parentes, mais sans que le nom en soit spécifié. Or qui, dans nos familles, se marie autrement qu’avec une cousine ou une nièce ? Alors, Monseigneur Jean de Marigny, bien habilement, souleva l’empêchement de la parenté spirituelle. Mahaut était la marraine de Charles. Elle assurait que non, bien sûr, et qu’elle n’avait été au baptême que comme assistante et commère.[32] Alors tout le monde a comparu, barons, chambriers, valets, clercs, chantres, bourgeois de Creil où le baptême avait eu lieu, et tous ont répondu qu’elle avait bien tenu l’enfant pour le tendre ensuite à Charles de Valois, et qu’on ne pouvait s’y tromper vu qu’elle était la plus haute femme qui se trouvait en la chapelle et dépassait tout un chacun du chef. Voyez la belle menteuse !

Isabelle s’obligeait à écouter, mais en vérité elle n’était attentive qu’à elle-même et à un contact insolite qui tout à l’heure l’avait émue. Combien cela paraît surprenant aux doigts, soudain, des cheveux d’homme !

La reine leva les yeux vers Roger Mortimer qui était venu se placer à sa droite, d’un mouvement à la fois autoritaire et naturel comme s’il avait été son protecteur et son gardien. Elle regardait les boucles drues qui sortaient de son chaperon noir. On n’imaginait pas que ces cheveux-là fussent si soyeux au toucher !

Cela s’était fait par hasard dans le premier moment de la rencontre. Isabelle avait été surprise de voir apparaître Mortimer auprès du comte de Kent. Ainsi donc, en France, le rebelle, l’évadé, le proscrit Mortimer, marchait côte à côte avec le frère du roi d’Angleterre, et semblait presque avoir le pas sur lui.

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32

La question méritait en effet d’être posée, car les princes du Moyen Âge avaient fréquemment six et même huit parrains et marraines. Mais n’étaient réputés comme tels, en droit canon, que ceux qui avaient réellement tenu l’enfant sur les fonts. Le procès d’annulation du mariage de Charles IV et de Blanche de Bourgogne, conservé au département des manuscrits de la Bibliothèque Nationale, est l’un des documents les plus riches en renseignements sur les cérémonies religieuses dans les familles royales. L’assistance était nombreuse et très mélangée ; le menu peuple se pressait comme à un spectacle et les officiants étaient presque étouffés par la foule. L’affluence et la curiosité y étaient aussi grandes qu’aux actuels mariages des étoiles de cinéma, et le recueillement pareillement absent.