Et Mortimer, sautant à terre, s’était élancé vers la reine pour baiser le bas de sa robe ; mais la haquenée ayant bougé, les lèvres de Roger s’étaient posées sur le genou d’Isabelle. Elle-même avait machinalement appuyé la main sur la tête découverte de cet ami retrouvé. Et maintenant qu’on chevauchait, sur la route striée d’ombre par les branches, le contact soyeux des cheveux se prolongeait, comme encore perceptible et enfermé sous le velours du gant.
— Mais le plus sérieux motif à la nullité du lien, outre que les contractants n’avaient pas l’âge canon pour copuler, fut fondé sur ceci que votre frère Charles, quand on le maria, manquait de discernement pour se chercher femme et de volonté pour exprimer son choix, vu qu’il était incapable, simple et imbécile, et que, partant, le contrat n’avait point de valeur. Inhabilis, simplex et imbecillus !… Et chacun, depuis votre oncle Valois jusqu’à la dernière chambrière, s’est accordé à prononcer sous serment qu’il était bien tout cela, à meilleure preuve que feu la reine sa mère elle-même le trouvait si bête qu’elle l’avait surnommé l’oison ! Pardonnez, ma cousine, de vous parler ainsi de votre frère, mais enfin, c’est là le roi que nous avons. Gentil compagnon au demeurant, et de beau visage, mais de peu d’allant. Vous comprendrez qu’il faille gouverner à sa place. N’attendez pas d’aide de lui.
Ainsi, à la gauche d’Isabelle roulait la voix intarissable de Robert d’Artois et flottait son parfum de fauve. À droite, la reine sentait le regard de Roger Mortimer posé sur elle avec une insistance troublante. Elle levait par instants les yeux vers ces prunelles couleur de silex, vers ce visage bien taillé où un sillon profond partageait le menton. Elle était surprise de ne pas se rappeler la cicatrice blanche qui ourlait la lèvre inférieure.
— Êtes-vous toujours aussi chaste, ma belle cousine ? demanda brusquement Robert d’Artois.
La reine Isabelle rougit et leva furtivement les yeux vers Roger Mortimer comme si la question la mettait un peu en faute déjà, et de façon inexplicable, à son égard.
— J’y ai bien été forcée, répondit-elle.
— Vous souvenez-vous, cousine, de notre entrevue de Londres ?
Elle rougit davantage. Que lui rappelait-il là, et qu’allait penser Mortimer ? Un moment d’abandon lors d’un adieu… pas même un baiser, seulement un front qui s’appuie contre une poitrine d’homme et qui cherche un refuge… Robert y pensait-il donc encore, après onze ans ? Elle en fut flattée, mais nullement émue. Avait-il pris pour l’aveu d’un désir ce qui n’était qu’un moment de désarroi ? Peut-être, en effet, ce jour-là, mais ce jour-là seulement, si elle n’avait pas été reine, s’il n’avait pas été si pressé de repartir pour dénoncer les filles de Bourgogne…
— Enfin, s’il vous vient à l’idée de changer de coutume… insistait Robert d’un ton gaillard. J’ai toujours, en pensant à vous, comme le sentiment d’une créance non encaissée…
Il s’arrêta net, ayant croisé le regard de Mortimer, un regard d’homme prêt à tirer l’épée s’il en entendait davantage. La reine perçut cet affrontement et, pour se donner contenance, caressa la crinière blanche de sa jument. Cher Mortimer ! Qu’il y avait de noblesse et de chevalerie en cet homme-là ! Et comme l’air de France était bon à respirer, et comme cette route était belle, avec ses clartés et ses ombres !
Robert d’Artois avait un demi-sourire d’ironie coincé dans la graisse de ses joues. Sa créance, selon l’expression qu’il avait employée et qu’il avait crue délicate, il n’y devait plus songer. Il était certain que Lord Mortimer aimait la reine Isabelle et qu’Isabelle aimait Mortimer.
« Eh bien ! pensa-t-il, elle va s’amuser, la bonne cousine, avec ce templier. »
IV
LE ROI CHARLES
Il avait fallu près d’un quart d’heure pour traverser la ville depuis les portes jusqu’au palais de la Cité. Les larmes vinrent aux yeux de la reine Isabelle lorsqu’elle mit pied à terre dans la cour de cette demeure qu’elle avait vu édifier par son père, et qui déjà avait reçu la légère patine du temps.
Les portes s’ouvrirent en haut du grand escalier, et Isabelle ne put s’empêcher d’attendre le visage imposant, glacial, souverain, du roi Philippe le Bel. Que de fois avait-elle ainsi contemplé son père, au sommet des marches, s’apprêtant à descendre vers sa ville ?
Le jeune homme qui apparut en cotte courte, la jambe bien prise dans des chausses blanches, et suivi de ses chambellans, ressemblait assez par la taille et les traits au grand monarque disparu, mais aucune force, aucune majesté n’émanait de sa personne. Il n’était qu’une pâle copie, un moulage de plâtre pris sur un gisant. Et néanmoins, parce que l’ombre du Roi de fer demeurait présente derrière ce personnage sans âme et parce que la royauté de France s’incarnait en lui, Isabelle voulut, par trois ou quatre fois, s’agenouiller ; et chaque fois son frère la retint par la main en disant :
— Bienvenue, ma douce sœur, bienvenue.
L’ayant forcée à se relever, et toujours lui tenant la main, il la conduisit jusqu’au cabinet assez vaste où il se tenait habituellement, s’informant des détails du voyage. Avait-elle été bien reçue à Boulogne par le capitaine de la ville ?
Il s’inquiéta de savoir si les chambellans veillaient au bagage et recommanda qu’on ne laissât pas choir les coffres.
— Car les étoffes se froissent, expliqua-t-il, et j’ai bien vu, dans mon dernier déplacement de Languedoc, combien mes robes s’étaient gâtées.
Était-ce pour cacher une émotion, une gêne, qu’il accordait son attention à cette sorte de soucis ?
Quand on fut assis, Charles le Bel dit :
— Alors, comment ce vous va, ma chère sœur ?
— Ce me va petitement, mon frère, répondit-elle.
— Quel est l’objet de votre voyage ?
Isabelle eut une expression de surprise peinée. Son frère n’était-il donc pas au courant ? Robert d’Artois, qui avait suivi ainsi que les principaux seigneurs de l’escorte, adressa à Isabelle un regard qui signifiait : « Que vous avais-je dit ? »
— Mon frère, je viens pour m’accorder avec vous sur ce traité que nos deux royaumes doivent passer s’ils veulent cesser de se nuire.
Charles le Bel resta silencieux un instant. Il paraissait réfléchir ; en vérité, il ne pensait à rien de précis. Comme avec Mortimer, au cours des audiences qu’il lui avait accordées, comme avec chacun, il posait des questions et ne prêtait pas attention aux réponses.
— Le traité… finit-il par dire. Oui, je suis prêt à recevoir l’hommage de votre époux Édouard. Vous en causerez avec notre oncle Charles, à qui j’ai donné mandat pour ce faire. La mer ne vous a pas incommodée ? Savez-vous que je ne suis jamais allé dessus ? Que ressent-on sur cette eau mouvante ?
Il fallut attendre qu’il eût émis encore quelques banalités de cet ordre pour pouvoir lui présenter l’évêque de Norwich, qui devait conduire les négociations, et le Lord de Cromwell qui commandait le détachement d’accompagnement. Il salua chacun avec courtoisie, mais sans, visiblement, s’intéresser à personne.
Charles IV n’était pas beaucoup plus sot sans doute que des milliers d’hommes du même âge qui, en son royaume, hersaient les champs de travers, cassaient les navettes de leurs métiers à tisser, ou débitaient la poix et le suif en se trompant dans leurs comptes de boutique ; le malheur voulait qu’il fût roi, ayant si peu de facultés pour l’être.