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— Je viens aussi, mon frère, dit Isabelle, requérir votre aide et mettre ma personne sous votre protection, car tous mes biens m’ont été ôtés, et en dernier lieu le comté de Cornouailles inscrit au traité de noces.

— Vous direz vos griefs à notre oncle Charles ; il est de bon conseil, et j’approuverai, ma sœur, tout ce qu’il décidera pour votre bien. Je vais vous mener à vos chambres.

Charles IV laissa l’assemblée pour montrer à sa sœur les appartements où elle allait loger, une suite de cinq pièces avec un escalier indépendant.

— Pour les petites entrées de votre service, crut-il bon d’expliquer.

Il lui fit remarquer également le mobilier qui était neuf, les tapis à images sur les murs. Il avait des soucis de bonne ménagère, touchait l’étoffe de la courtepointe, priait sa sœur de ne point hésiter à quérir autant de braise qu’il lui en faudrait pour bassiner son lit. On ne pouvait pas être plus attentif, ni plus affable.

— Pour le logement de votre suite, messire de Mortimer s’en arrangera avec mes chambellans. Je désire que chacun soit bien traité.

Il avait prononcé le nom de Mortimer sans intention particulière, simplement parce que, lorsqu’il s’agissait des affaires anglaises, ce nom revenait souvent devant lui. Il lui paraissait donc normal que Lord Mortimer s’occupât de la maison de la reine d’Angleterre. Il avait certainement oublié que le roi Édouard réclamait sa tête.

Il continuait de tourner à travers l’appartement, redressant le pli d’une courtine, vérifiant la fermeture des volets intérieurs. Et puis soudain s’arrêtant, les mains derrière le dos et le front un peu penché, il dit :

— Nous n’aurons guère été heureux dans nos unions, ma sœur. J’avais cru être mieux servi par Dieu en la personne de ma chère Marie de Luxembourg que je ne l’avais été avec Blanche…

Il eut un bref regard vers Isabelle où elle lut qu’il lui gardait un ressentiment vague pour avoir fait éclater l’inconduite de sa première épouse.

— … et puis la mort m’a emporté Marie, tout en même temps que l’héritier qu’elle me préparait. Et maintenant, l’on m’a fait épouser notre cousine d’Évreux, que vous allez revoir tout à l’heure ; c’est une aimable compagne, qui m’aime bien je crois. Mais nous nous sommes unis en juillet dernier ; nous voici en mars, et elle ne donne pas signe d’être enceinte. Il faudrait que je vous entretienne de choses dont je ne puis parler qu’à une sœur… Avec ce mauvais époux qui n’aime point votre sexe, vous avez eu pourtant quatre enfants. Et moi, avec mes trois épouses… Pourtant j’accomplis, je vous assure, mes devoirs conjugaux bien fréquemment, et j’y prends plaisir. Alors, ma sœur ? Cette malédiction dont mon peuple dit qu’elle pèse sur notre race et notre maison, n’y croyez-vous pas ?

Isabelle le contemplait avec tristesse. Il se montrait assez émouvant, tout à coup, par ces doutes qui lui assaillaient l’âme et qui devaient être son constant souci. Mais le plus humble jardinier ne se fût pas exprimé d’autre manière pour gémir sur ses infortunes, ou la stérilité de sa femme. Que désirait-il, ce pauvre roi ? Un héritier au trône ou un enfant au foyer ?

Et qu’y avait-il de royal, également, en cette Jeanne d’Évreux qui vint saluer Isabelle quelques moments plus tard ? Le visage un peu mou, l’expression docile, elle tenait avec humilité sa condition de troisième épouse, qu’on avait prise au plus proche dans la famille, parce qu’il fallait une reine à la France. Elle était triste. Sans cesse elle épiait sur le visage de son mari l’obsession qu’elle connaissait bien, et qui devait être le seul sujet de leurs entretiens nocturnes.

Le vrai roi, Isabelle le trouva en Charles de Valois. Accouru au Palais, aussitôt qu’il sut sa nièce arrivée, il la serra dans ses bras et la baisa aux joues. Isabelle reconnut aussitôt que le pouvoir était dans ces bras-là, et nulle part ailleurs.

Le souper fut bref, qui réunit autour des souverains les comtes de Valois, d’Artois et leurs épouses, le comte de Kent, l’évêque de Norwich, Lord Mortimer. Le roi Charles le Bel aimait à se coucher de bonne heure.

Tous les Anglais se réunirent ensuite dans l’appartement de la reine Isabelle pour y conférer. Lorsqu’ils se retirèrent, Mortimer se trouva le dernier sur le pas de la porte. Isabelle le retint, pour un instant dit-elle ; elle avait un message à lui délivrer.

V

LA CROIX DE SANG

Ils n’avaient pas conscience du temps écoulé. Le vin de liqueur, parfumé de romarin, de rose et de grenade, était plus qu’à demi épuisé dans la cruche de cristal ; les braises s’écroulaient dans le foyer.

Ils n’avaient pas même entendu les cris du guet qui s’élevaient, lointains, d’heure en heure dans la nuit. Ils ne pouvaient s’arrêter de parler, la reine surtout qui, pour la première fois depuis bien des années, ne craignait pas qu’un espion fût caché derrière la tapisserie pour rapporter le moindre de ses propos. Elle n’aurait pu dire s’il lui était jamais arrivé de se confier aussi librement ; elle avait perdu jusqu’à la mémoire de la liberté. Mais jamais elle ne s’était trouvée devant un homme qui l’eût écoutée avec plus d’intérêt, lui eût répondu avec plus de justesse, et dont l’attention fût chargée de plus de générosité ! Bien qu’ils eussent devant eux des jours et des jours où il leur serait loisible de s’entretenir, ils ne pouvaient se décider à interrompre leur orgie de confidences. Ils avaient tout à se dire, sur l’état des royaumes, sur le traité de paix, sur les lettres du pape, sur leurs communs ennemis, et Mortimer à raconter sa prison, son évasion, son exil, et la reine à avouer ses tourments, et les outrages subis.

Isabelle comptait demeurer en France jusqu’à ce qu’Édouard y vînt lui-même pour l’hommage ; l’évêque Orleton, avec lequel elle avait eu une entrevue secrète entre Londres et Douvres, le lui conseillait.

— Vous ne pouvez point, Madame, retourner en Angleterre avant que les Despensers aient été chassés, dit Mortimer. Vous ne le pouvez ni ne le devez.

— Leur but était clair, en ces derniers mois, à me si cruellement tourmenter. Ils attendaient que je commisse quelque folle entreprise de révolte, afin de me clore en quelque couvent ou quelque château lointain comme on a fait de votre épouse.

— Pauvre amie Jeanne, dit Mortimer. Elle a bien fort pâti pour moi.

Et il alla mettre une bûche dans le foyer.

— Je lui dois d’avoir appris l’homme que vous étiez, reprit Isabelle. Souventes nuits, je la faisais dormir à mes côtés, tant je craignais qu’on ne m’assassinât. Et elle me parlait de vous, toujours de vous… Ainsi ai-je su les préparatifs de votre évasion, et j’ai pu y contribuer. Je vous connais mieux que vous ne pensez, Lord Mortimer.

Il y eut un moment comme d’attente de part et d’autre, et un peu de gêne aussi. Mortimer demeurait penché vers l’âtre dont les lueurs éclairaient son menton profondément incisé, ses sourcils épais.

— Sans cette guerre d’Aquitaine, continua la reine, sans les lettres du pape, sans cette mission auprès de mon frère, je suis certaine qu’il me serait arrivé grand malheur.

— Je savais, Madame, que c’était le seul moyen. Je n’avais guère plaisir, croyez-le, à cette guerre entreprise contre le royaume. Si j’ai accepté d’en partager la conduite et d’y faire figure de traître… car se rebeller pour défendre son droit est une chose, mais passer à l’armée adverse en est une autre…

Il avait sa campagne d’Aquitaine sur le cœur, et voulait s’en bien disculper.

— … c’est que je savais qu’il n’était d’autre façon d’espérer vous délivrer, sinon en affaiblissant le roi Édouard. Et votre venue en France, Madame, est aussi mon idée ; j’y ai œuvré sans relâche jusqu’à ce que vous soyez là.