La voix de Mortimer était animée d’une vibration grave. Les paupières d’Isabelle se fermèrent à demi. Sa main redressa machinalement l’une des tresses blondes qui encadraient son visage comme des anses d’amphore.
— Quelle est cette blessure à la lèvre que je ne vous connaissais pas ? demanda-t-elle.
— Un présent de votre époux, Madame, un coup de fléau qui me fut assené par les gens de son parti lorsqu’ils me renversèrent dans mon armure, à Shrewsbury, où je fus malheureux. Et malheureux, Madame, moins pour moi-même, moins de la mort risquée et de la prison endurée, que d’avoir échoué à vous porter la tête des Despensers, à l’issue d’un combat livré pour vous.
Cela n’était pas là vérité totale ; la sauvegarde de ses domaines et de ses prérogatives avait pesé au moins aussi lourd, dans les décisions militaires du baron des Marches, que le service de la reine. Mais en ce moment, il était sincèrement persuadé d’avoir agi pour la défendre. Et Isabelle y croyait aussi ; elle avait tant souhaité pouvoir le croire ! Elle avait tant espéré que se dressât un jour un champion de sa cause ! Et voilà que ce champion était là, devant elle, avec sa grande main maigre qui avait tenu l’épée, et la marque au visage, légère mais indélébile, d’une blessure. Il semblait surgir tout droit, dans ses vêtements noirs, d’un roman de chevalerie.
— Vous rappelez-vous, ami Mortimer… vous rappelez-vous le lai du chevalier de Graëlent ?
Il fronça ses sourcils épais. Graëlent ?… Un nom qu’il avait déjà entendu ; mais il ne se rappelait pas l’histoire.
— C’est dans un livre de Marie de France, que l’on m’a volé, comme tout le reste, reprit Isabelle. Ce Graëlent était chevalier si fort, si bellement loyal, et son renom était si grand, que la reine de ce temps s’éprit de lui sans le connaître ; et l’ayant fait mander, elle lui dit pour premières paroles, lorsqu’il apparut devant elle : « Ami Graëlent, je n’ai jamais aimé mon époux ; mais je vous aime autant qu’on peut aimer et suis à vous. »
Elle était étonnée de sa propre audace, et que sa mémoire lui eût fourni si à propos les paroles qui traduisaient tout exactement ses sentiments. Pendant plusieurs secondes, le son de sa voix lui parut se prolonger à ses propres oreilles. Elle attendait, anxieuse et troublée, confuse et ardente, la réponse de ce nouveau Graëlent.
« Puis-je à présent lui avouer que je l’aime ? » se demandait Roger Mortimer, comme si ce n’avait pas été la seule chose à dire. Mais il est des champs clos où les hommes les plus braves en bataille se montrent singulièrement malhabiles.
— Avez-vous jamais aimé le roi Édouard ? répondit-il.
Et ils se sentirent l’un et l’autre également déçus. Était-il bien nécessaire, en cet instant, de parler d’Édouard ? La reine se redressa un peu dans son siège.
— J’ai cru l’aimer, dit-elle. Je m’y suis efforcée avec des sentiments appris ; et puis j’ai vite reconnu l’homme auquel on m’avait unie ! À présent je le hais, et d’une si forte haine qu’elle ne peut s’éteindre qu’avec moi… ou avec lui. Savez-vous que pendant de longues années j’ai cru que les éloignements d’Édouard envers moi venaient d’une faute de ma nature ? Savez-vous, s’il faut tout vous avouer… d’ailleurs votre épouse le sait bien… que les dernières fois qu’il se força de fréquenter ma couche, quand fut conçue notre dernière fille, il exigea que Hugh le Jeune l’accompagnât jusqu’à mon lit ; et il se mignotait et il se caressait avec lui avant que de pouvoir accomplir acte d’époux, disant que je devais aimer Hugh comme lui-même, puisqu’ils étaient si bien unis qu’ils ne faisaient qu’un. C’est alors que j’ai menacé d’en écrire au pape…
La fureur avait empourpré le visage de Mortimer. L’honneur et l’amour se trouvaient en lui également atteints. Édouard était vraiment indigne d’être roi. Quand donc pourrait-on crier à tous ses vassaux : « Sachez enfin qui est votre suzerain, et reprenez vos serments ! » N’était-il pas injuste, quand le monde comptait tant de femmes infidèles, qu’un tel homme ait épousé une femme de si haute vertu ? N’eût-il pas mérité qu’elle se fût livrée à tout venant pour le honnir ?… Mais était-elle absolument demeurée fidèle ? Quelque amour secret n’avait-il pas traversé une si désespérante solitude ?
— Et jamais vous ne vous êtes abandonnée à d’autres bras ? demanda-t-il, d’une voix, déjà, de jaloux, cette voix qui plaît tant aux femmes, au début d’un sentiment, et leur devient si lassante à la fin d’une liaison.
— Jamais, répondit-elle.
— Pas même à votre cousin Robert d’Artois, qui semblait ce matin montrer bien franchement qu’il était épris de vous ?
Elle haussa les épaules.
— Vous connaissez mon cousin d’Artois ; tout gibier lui est bon. Reine ou truande, pour lui c’est tout un. Un jour lointain, à Westmoutiers, où je lui confiai mon esseulement, il s’offrit à m’en consoler. Voilà tout. D’ailleurs, ne l’avez-vous pas entendu : « Êtes-vous toujours aussi chaste, ma cousine ?… » Non, gentil Mortimer, mon cœur est bien désolément vide… et beaucoup las de l’être.
— Ah ! Que n’ai-je osé, Madame, vous dire depuis si longtemps que vous étiez l’unique dame de mes pensées ! s’écria Mortimer.
— Est-ce vrai, doux ami ? Y a-t-il longtemps ?
— Je crois. Madame, que cela date de la première fois où je vous ai vue. Et j’en ai eu la lumière un jour, à Windsor, où les larmes vous sont venues dans les yeux pour quelque honte que le roi Édouard vous avait faite… Vous dirai-je qu’en ma prison, il ne fut de matin ni de soir où je ne pensai à vous, et que ma première demande quand j’échappai de la Tour…
— Je sais, ami Roger, je sais ; l’évêque Orleton me l’a dit. Et j’ai été joyeuse alors d’avoir donné de ma cassette pour votre liberté ; non pour l’or, qui n’était rien, mais pour le risque qui était grand. Votre évasion a fait recroître mes tourments…
Il s’inclina très bas, s’agenouillant presque, pour marquer sa gratitude.
— Savez-vous, Madame, reprit-il d’un ton plus grave encore, que depuis que j’ai pris pied sur la terre de France, j’ai fait vœu de me vêtir de noir tant que je n’aurais point retrouvé l’Angleterre… et de ne toucher femme avant de vous avoir délivrée ?
Il infléchissait un peu les termes de son vœu et commençait à confondre la reine et le royaume. Mais de plus en plus il s’apparentait, pour Isabelle, à Graëlent, à Perceval, à Lancelot…
— Et vous avez tenu ce vœu ? demanda-t-elle.
— En doutez-vous ?
Elle le remercia d’un sourire, d’une buée qui monta à ses vastes yeux bleus, et d’une main tendue, d’une main fragile qui alla se loger, comme un oiseau, dans la main du grand baron. Puis leurs doigts s’ouvrirent, s’enlacèrent, se croisèrent…
— Croyez-vous que nous ayons le droit ? dit-elle après un silence. J’ai promis ma foi à un époux, si mauvais qu’il soit. Et vous, de votre part, vous avez une épouse qui est sans reproche. Nous avons contracté les liens devant Dieu. Et j’ai été si dure aux péchés des autres…
Cherchait-elle à se défendre contre elle-même, ou voulait-elle qu’il prît le péché sur lui ?
Il était assis, il se releva.
— Ni vous, ni moi, ma reine, n’avons été mariés par notre vouloir. Nous avons prononcé serment, mais pour des choix que nous n’avions pas faits. Nous avons obéi à des décisions qui étaient de nos familles, et non point à la volonté de notre cœur. Aux âmes comme les nôtres…