Il marqua une hésitation. L’amour qui craint de se nommer pousse aux actions les plus étranges ; le désir prend les plus hauts détours pour requérir ses droits. Mortimer était debout devant Isabelle, et leurs mains restaient unies.
— Voulez-vous, ma reine, reprit-il, que nous nous afférions ? Voulez-vous accepter d’échanger nos sangs pour qu’à jamais je sois votre soutien, et qu’à jamais vous soyez ma dame ?
Sa voix tremblait, de cette inspiration soudaine, démesurée, qu’il avait eue ; et les épaules d’Isabelle frémirent. Car il y avait de la sorcellerie, de la passion et de la foi, et toutes choses divines et diaboliques mêlées, et chevaleresques et charnelles ensemble dans ce qu’il venait de proposer. C’était le lien de sang des frères d’armes et celui des amants légendaires, le lien des Templiers, rapporté d’Orient à travers les croisades, le lien d’amour aussi qui unissait l’épouse mal mariée à l’amant de son choix, et quelquefois par-devant le mari lui-même, à condition que l’amour restât chaste… ou qu’on crût qu’il le restait. C’était le serment des corps, plus puissant que celui des mots et qui ne se pouvait rompre, reprendre ni annuler… Les deux créatures humaines qui le prononçaient se faisaient plus unies que des jumeaux ; ce que chacun possédait devenait possession de l’autre ; ils se devaient protéger en tout et ne pouvaient accepter de se survivre. « Ils doivent être afférés… » On chuchotait cela de certains couples, avec un petit tremblement à la fois de crainte et d’envie.[33]
— Je pourrai tout vous demander ? dit Isabelle très bas.
Il répondit en abaissant les paupières.
— Je me livre à vous, dit-il. Vous pouvez tout exiger de moi et ne me donner de vous-même que ce qu’il vous plaira. Mon amour sera ce que vous désirerez. Je puis m’étendre nu auprès de vous nue, et ne point vous toucher si vous me l’avez interdit.
Ce n’était point là la vérité de leur désir, mais comme un rite d’honneur qu’ils se devaient, conforme aux traditions chevaleresques.
L’amant s’obligeait à montrer la force de son âme et la puissance de son respect. Il s’offrait à « l’épreuve courtoise », dont la durée était remise à la décision de l’amante ; il dépendait d’elle que le temps en durât toujours ou qu’il fût aussitôt aboli.
— Êtes-vous consentante, ma reine ? dit-il.
À son tour, elle répondit des paupières.
— Au doigt ? au front ? au cœur ? demanda Mortimer.
Ils pouvaient se faire une piqûre au doigt, laisser leurs sangs s’égoutter dans un verre, les mêler et y boire à tour de rôle. Ils pouvaient s’inciser le front à la racine des cheveux et, se tenant tête contre tête, échanger leurs pensées…
— Au cœur, répondit Isabelle.
C’était la réponse qu’il souhaitait.
Un coq chanta dans les alentours dont le cri traversa la nuit silencieuse. Isabelle pensa que le jour qui allait se lever serait le premier du printemps.
Roger Mortimer ouvrit sa cotte, la laissa choir au sol, arracha sa chemise. Il apparut, poitrine nue, bombée, au regard d’Isabelle.
La reine délaça son corsage ; d’un mouvement souple des épaules, elle dégagea des manches ses bras fins et blancs et découvrit ses seins, marqués de leur fruit rosé, et que quatre maternités n’avaient pas blessés ; elle avait mis une fierté décidée dans son geste, presque du défi.
Mortimer prit sa dague à sa ceinture. Isabelle tira la longue épingle, terminée par une perle, qui retenait ses nattes, et les anses d’amphore tombèrent d’une chute douce. Sans quitter du regard le regard de la reine, Mortimer, d’une main ferme, s’entailla la peau ; le sang courut comme un petit ruisseau rouge à travers la légère toison châtaine. Isabelle accomplit sur elle-même un semblable geste avec l’épingle, à la naissance du sein gauche, et le sang perla, comme le jus d’un fruit. La crainte de la douleur, plus que la douleur même, lui fit crisper la bouche un instant. Puis elle franchit le pas qui la séparait de Mortimer et appuya les seins contre le grand torse sillonné d’écarlate, se haussant sur la pointe des pieds afin que les deux blessures vinssent à se confondre. Chacun sentit le contact de cette chair qu’il approchait pour la première fois, et de ce sang tiède qui leur appartenait à tous deux.
— Ami, dit-elle, je vous livre mon cœur et prends le vôtre qui me fait vivre.
— Amie, répondit-il, je le retiens avec la promesse de le garder au lieu du mien.
Ils ne se détachaient pas, prolongeant indéfiniment cet étrange baiser des lèvres qu’ils avaient volontairement ouvertes dans leurs poitrines. Leurs cœurs battaient du même rythme, rapide et violent, de l’un à l’autre répercuté. Trois ans de chasteté chez lui, chez elle quinze années d’attente de l’amour…
— Serre-moi fort, ami, murmura-t-elle encore.
Sa bouche s’éleva vers la blanche cicatrice qui ourlait la lèvre de Mortimer, et ses dents de petit carnassier s’entrouvrirent, pour mordre.
Le rebelle d’Angleterre, l’évadé de la tour de Londres, le grand seigneur des Marches galloises, l’ancien Grand Juge d’Irlande, Lord Mortimer de Wigmore, amant depuis deux heures de la reine Isabelle, venait de partir glorieux, comblé, et des rêves tout autour de la tête, par l’escalier privé.
La reine n’avait pas sommeil. Plus tard peut-être, la lassitude la prendrait ; pour l’instant, elle demeurait éblouie, stupéfaite, comme si une comète continuait de tournoyer en elle. Elle contemplait, avec une gratitude éperdue, le lit ravagé. Elle savourait sa surprise d’un bonheur jusque-là ignoré. Elle n’avait jamais imaginé qu’on pût avoir à s’écraser la bouche contre une épaule, pour étouffer un cri. Elle se tenait debout près de la fenêtre dont elle avait écarté les volets peints. L’aube se levait, brumeuse et féerique, sur Paris. Était-ce vraiment la veille au soir qu’Isabelle était arrivée ? Avait-elle existé jusqu’à cette nuit ? Était-ce bien cette même ville que son enfance avait connue ? Le monde, d’un coup, naissait.
La Seine coulait, grise, au pied du Palais, et là-bas, sur l’autre berge, se dressait la vieille tour de Nesle. Isabelle se rappela soudain sa belle-sœur Marguerite de Bourgogne. Un grand effroi la saisit : « Qu’ai-je fait alors ? pensa-t-elle. Qu’ai-je fait ?… Si j’avais su ! »
Toutes les femmes amoureuses, de par le monde et depuis le début des âges, lui semblaient ses sœurs, des créatures élues… « J’ai eu le plaisir, qui vaut toutes les couronnes du monde, et je ne regrette rien !… » Ces paroles, ce cri que Marguerite la morte lui avait jeté, après le jugement de Maubuisson, combien de fois Isabelle se l’était répété, sans comprendre ! Et ce matin où il y avait le printemps nouveau, la force d’un homme, la joie de prendre et d’être prise, elle comprenait enfin ! « Aujourd’hui, sûrement, je ne la dénoncerais pas ! » Et de l’acte de justice royale qu’elle avait cru jadis accomplir, elle eut honte et remords, soudain, comme du seul péché qu’elle eût jamais commis.
VI
CETTE BELLE ANNÉE 1325
Le printemps de 1325, pour la reine Isabelle, fut un enchantement. Elle s’émerveillait des matins ensoleillés où scintillaient les toits de la ville ; les oiseaux par milliers bruissaient dans les jardins ; les cloches de toutes les églises, de tous les couvents, de tous les monastères, et jusqu’au gros bourdon de Notre-Dame, semblaient sonner les heures du bonheur. Les nuits embaumaient le lilas, sous un ciel étoile.
33
Les affrèrements par échange et mélange des sangs, pratiqués depuis la plus haute antiquité et les sociétés dites primitives, étaient encore en usage à la fin du Moyen Âge. Ils existaient en Islam ; ils étaient également d’usage dans la noblesse d’Aquitaine, peut-être par tradition héritée des Maures. On en retrouve les traces dans certaines dépositions au procès des Templiers. Il semble qu’ils se perpétuent, comme acte de contre-magie, chez certaines tribus de gitans. L’affrèrement pouvait sceller le pacte d’amitié, de compagnonnage, aussi bien que le pacte d’amour, spirituel ou non. Les plus célèbres affrèrements rapportés par la littérature médiévale chevaleresque sont ceux contractés par Girart de Roussillon et la fille de l’empereur de Byzance (et devant leurs époux respectifs), par le chevalier Gauvain, par la comtesse de Die, par le fameux Perceval.