— Mon oncle, dit-il, ce sera pour ce soir.
Le vieux Lord de Chirk se tourna en gémissant, éleva vers son neveu ses prunelles décolorées qui brillaient d’une lueur glauque dans l’ombre de la cellule, et répondit avec lassitude :
— On ne s’évade pas de la tour de Londres, mon garçon. Personne… Ni ce soir, ni jamais.
Mortimer le Jeune eut un mouvement d’irritation. Pourquoi cette obstination négative, ce refus du risque de la part d’un homme qui, au pire, avait si peu de vie à perdre ? Il s’interdit de répondre pour ne pas s’emporter. Bien qu’ils parlassent français entre eux, comme toute la cour et la noblesse, alors que les serviteurs, les soldats et le commun peuple parlaient anglais, ils craignaient toujours d’être entendus.
Mortimer revint au soupirail et regarda, de bas en haut, la parade, avec le sentiment exaltant d’y assister peut-être pour la dernière fois.
Au niveau de ses yeux passaient et repassaient les houseaux de la troupe ; de gros souliers de cuir frappaient les pavés. Et le Lord de Wigmore ne pouvait s’empêcher d’admirer les évolutions précises des archers, ces remarquables archers anglais, les meilleurs d’Europe, qui tiraient jusqu’à douze flèches à la minute.
Au milieu du Green, Alspaye, le lieutenant, raide comme un pieu, criait les ordres à pleine voix et présentait la garde au constable. On comprenait mal que ce grand jeune homme, blond et rose, si attentif à son service, si visiblement animé du désir de bien faire, eût accepté de trahir. Il fallait qu’il y eût été poussé par d’autres motifs que le seul appât de l’argent. Gérard de Alspaye, lieutenant de la tour de Londres, souhaitait, comme beaucoup d’officiers, de shérifs, d’évêques et de seigneurs, voir l’Angleterre débarrassée des mauvais ministres qui entouraient le roi ; sa jeunesse rêvait de jouer un rôle héroïque ; de plus il haïssait et méprisait son chef, le constable Seagrave.
Ce dernier, un borgne à joues flasques, buveur et nonchalant, ne devait sa haute charge qu’à la protection, précisément, des mauvais ministres. Pratiquant ouvertement les mœurs dont le roi Édouard faisait étalage devant la cour, le constable se servait volontiers de sa garnison comme d’un harem. Et ses goûts le portaient par préférence vers les grands jeunes hommes blonds ; aussi l’existence du lieutenant Alspaye, fort dévot et éloigné du vice, était devenue un enfer. Ayant naguère repoussé les tendres assauts du constable, Alspaye en subissait maintenant les continuelles persécutions. Il n’était de tracasseries, de vexations, que Seagrave ne lui infligeât. Le borgne avait les loisirs de la cruauté. Dans l’instant même, passant l’inspection des hommes, il accablait son second de moqueries grossières pour des vétilles, pour un défaut d’alignement, pour une tache de rouille sur le fer d’un couteau, pour une minuscule déchirure dans le cuir d’un sac à flèches. Son œil unique ne cherchait que le défaut.
Bien que ce fût fête, jour où de coutume les punitions étaient levées, le constable ordonna que trois soldats fussent fouettés sur-le-champ, à cause du mauvais état de leur équipement. Un sergent alla quérir les verges. Les hommes punis durent baisser leurs chausses devant tous leurs camarades alignés. Le constable parut fort s’amuser du spectacle.
— Si la garde n’est pas mieux tenue, la prochaine fois, Alspaye, ce sera vous, dit-il.
Puis toute la garnison, à l’exception des sentinelles, se rendit à la chapelle pour entendre messe et chanter cantiques.
Les voix rudes et fausses parvenaient jusqu’au prisonnier, aux aguets derrière son soupirail. « Soyez prêt pour ce soir, my Lord… » L’ancien délégué du roi en Irlande ne cessait de penser que le soir, peut-être, il serait libre. Une journée entière à attendre, à espérer, à craindre aussi. Craindre que Ogle ne commît une sottise dans l’exécution du plan préparé, craindre que Alspaye, à la dernière minute, ne soit ressaisi par le sens du devoir… une journée à prévoir tous les obstacles fortuits, tous les éléments de hasard qui peuvent faire manquer une évasion.
« Il vaut mieux n’y pas songer, se dit-il, et croire que tout ira bien. Les choses surviennent toujours différemment de ce qu’on a pu imaginer. » Mais sa pensée revenait aux mêmes soucis. « Il y aura les veilleurs sur les chemins de ronde… »
Il fit un brusque saut en arrière. Le corbeau avait avancé en tapinois, le long du mur, et il s’en était peu fallu, cette fois, qu’il n’atteignît l’œil du prisonnier.
— Ah ! Édouard, Édouard, c’en est trop à présent, dit Mortimer entre les dents. L’un de nous deux, aujourd’hui, doit l’emporter.
La garnison venait de sortir de la chapelle et d’entrer au réfectoire, pour les ripailles traditionnelles.
Le geôlier reparut sur le seuil de la cellule, suivi d’un gardien chargé du repas des prisonniers. Le brouet de fèves, par exception, était engraissé d’un peu de viande de mouton.
— Forcez-vous à vous mettre debout, mon oncle, dit Mortimer.
— Et l’on nous prive même de la messe, comme des excommuniés ! dit le vieux Lord sans bouger de son bat-flanc.
Le porte-clefs s’était retiré. Les prisonniers seraient sans autre visite jusqu’au soir.
— Ainsi, mon oncle, vous êtes vraiment résolu à ne point m’accompagner ? demanda Mortimer.
— T’accompagner où, mon garçon ? répondit le Lord de Chirk. On ne s’évade pas de la Tour, je te le répète. Nul n’y est jamais parvenu. On ne se rebelle pas non plus contre son roi. Édouard n’est pas le meilleur souverain que l’Angleterre ait eu, certes non, et ses deux Despensers mériteraient bien d’être à notre place. Mais on ne choisit pas son roi, on le sert. Jamais je n’aurais dû vous écouter, Thomas de Lancastre et toi, quand vous avez pris les armes. Car Thomas a été décapité, et voilà où nous sommes…
C’était l’heure où, après quelques bouchées avalées, il consentait à parler, d’une voix monotone et lasse, pour ressasser d’ailleurs les mêmes propos que son neveu entendait depuis dix-huit mois.
Il ne restait plus rien, à soixante-sept ans, chez Mortimer l’Ancien, du bel homme ni du grand seigneur qu’il avait été, fameux pour de fabuleux tournois donnés au château de Kenilworth, et dont trois générations parlaient encore. Son neveu s’efforçait en vain de ranimer quelques braises au cœur de ce vieil homme épuisé.
— D’abord, mes jambes ne me soutiendraient pas, ajouta-t-il.
— Que ne les essayez-vous un peu ! Quittez donc votre lit. Et puis, je vous porterai, je vous l’ai dit.
— C’est cela ! Tu vas me porter par-dessus les murs, et puis dans l’eau où je ne sais pas nager. Tu vas me porter la tête sur le billot, voilà, et la tienne avec. Dieu est peut-être en train de travailler à notre délivrance, et toi tu vas tout ruiner par cette folie où tu t’entêtes. C’est toujours ainsi ; la révolte est dans le sang des Mortimer. Rappelle-toi le premier Roger de notre lignée, le fils de l’évêque et de la fille du roi Herfast. Il avait battu l’armée du roi de France sous les murs de son château de Mortimer-en-Bray.[7] Et pourtant il offensa si fort le Conquérant, son cousin, que ses terres et ses biens lui furent ôtés…
Roger Mortimer de Wigmore, assis sur l’escabelle, croisa les bras, ferma les yeux, et se renversa un peu pour appuyer les épaules au mur. Il lui fallait subir la quotidienne invocation des ancêtres, écouter Roger Mortimer de Chirk conter pour la centième fois comment Ralph le Barbu, fils du premier Roger, avait débarqué en Angleterre aux côtés du duc Guillaume, et comment il avait reçu Wigmore en fief, et pourquoi, depuis, les Mortimer étaient puissants sur quatre comtés.
Du réfectoire s’échappaient les chansons à boire que braillaient les soldats en fin de repas.
7
En 1054, contre le roi Henri Ier de France. Roger Ier Mortimer, petit-fils de Herfast de Danemark, était neveu de Richard Ier Sans Peur, troisième duc de Normandie, grand-père du Bâtard Conquérant.