Выбрать главу

— De grâce, mon oncle, s’écria Mortimer le jeune, abandonnez un moment nos aïeux. Je n’ai pas si grand-hâte que vous de les retrouver. Oui, je sais que nous descendons d’un roi. Mais le sang des rois est petit sang dans une prison. Est-ce le glaive d’Herfast de Danemark qui va nous délivrer ? Où sont nos terres, et nous sert-on nos revenus dans ce cachot ? Et quand vous m’aurez redit encore les noms de nos aïeules : Hadewige, Mélisinde, Mathilde la Mesquine, Walcheline de Ferrers, Gladousa de Braose, sont-ce là les seules femmes dont je pourrai rêver jusqu’à mon dernier souffle ?

Mortimer de Chirk demeura un moment interdit, contemplant distraitement sa main gonflée, aux ongles démesurément longs et ébréchés. Puis il dit :

— Chacun occupe sa prison comme il peut, les vieux avec le passé perdu, les jeunes avec les lendemains qu’ils ne verront pas. Toi, tu te contes que toute l’Angleterre t’aime et travaille pour toi, que l’évêque Orleton est ton ami fidèle, que la reine elle-même œuvre à ton salut, et que tu vas tout à l’heure partir pour la France, pour l’Aquitaine, pour la Provence, que sais-je ! Et que tout le long de ton chemin, les cloches vont sonner la bienvenue. Et ce soir, tu verras, personne ne viendra.

Il se passa les doigts sur les paupières, d’un geste las, puis se tourna vers le mur.

Mortimer le Jeune revint au soupirail, glissa une main entre les barreaux et la posa, comme morte, sur la poussière.

« L’oncle, maintenant, va somnoler jusqu’au soir, pensait-il. Et puis il se décidera à la dernière minute. De fait, ce ne sera point aisé avec lui ; et ne va-t-il pas tout faire échouer ?… Ah ! Voilà Édouard. »

L’oiseau s’était arrêté à peu de distance de la main inerte, et essuyait son gros bec noir contre sa patte.

« Si je l’étrangle, mon évasion réussira. Si je le manque, je ne m’échapperai pas. »

Ce n’était plus un jeu, mais un pari avec le destin. Pour occuper son attente, tromper son anxiété, le prisonnier avait besoin de se fabriquer des présages, et il guettait, d’un œil de chasseur, l’énorme corbeau. Mais celui-ci, comme s’il avait discerné la menace, s’écarta.

Les soldats sortaient du réfectoire, le visage tout illuminé. Ils se répartirent en petits groupes, à travers la cour, pour les jeux, les courses et luttes qui étaient tradition de fête. Pendant deux heures, le torse nu, ils suèrent sous le soleil, rivalisant de force pour se plaquer au sol, ou d’adresse pour lancer des masses contre un piquet de bois. On entendait le constable crier :

— Le prix du roi ! Qui le gagnera ? Un shilling[8] !

Puis, quand le jour commença de baisser, les hommes allèrent se laver aux citernes et, plus bruyants que le matin, commentant leurs exploits ou leurs défaites, ils regagnèrent le réfectoire pour manger et boire encore. Qui n’était pas ivre le soir de la Saint-Pierre-ès-Liens méritait le mépris de ses compagnons ! Le prisonnier les entendait se ruer au vin. L’ombre descendait sur la cour, l’ombre bleue des soirs d’été, et l’odeur de vase, venant des douves et du fleuve, se faisait plus pénétrante.

Soudain un croassement furieux, rauque, prolongé, un de ces cris d’animaux qui donnent un malaise aux hommes, déchira l’air devant le soupirail.

— Qu’est-ce là ? demanda le vieux Lord de Chirk dans le fond de la cellule.

— Je l’ai manqué, dit son neveu. Je lui ai saisi l’aile au lieu du col.

Il conservait aux doigts quelques plumes noires qu’il contemplait tristement dans l’incertaine lumière du crépuscule. Le corbeau avait disparu et, cette fois, ne reviendrait plus.

« C’est sottise d’enfant que d’y attacher importance, se disait Mortimer le Jeune. Allons, l’heure approche. » Mais il était obsédé d’un mauvais pressentiment.

Il en fut distrait par l’étrange silence qui depuis quelques instants venait de s’établir dans la Tour. Aucun bruit ne s’élevait plus du réfectoire ; les voix des buveurs s’étaient éteintes ; le choc des plats et des pichets avait cessé. On n’entendait rien qu’un aboiement quelque part dans les jardins, et le cri lointain d’un marinier sur la Tamise… Le complot d’Alspaye avait-il été éventé, et ce silence de la forteresse était-il dû à la stupeur qui suit la découverte des grandes trahisons ?

Le front collé aux grilles du soupirail, le prisonnier, retenant son souffle, épiait l’ombre et les moindres sons. Un archer traversa la cour en titubant, alla vomir contre un mur, puis s’affala sur le sol et ne bougea plus. Mortimer distinguait sa forme immobile dans l’herbe. Déjà les premières étoiles apparaissaient au ciel. La nuit serait claire.

Deux soldats encore sortirent du réfectoire en se tenant le ventre, et vinrent s’écrouler au pied d’un arbre. Ce n’était pas une ivresse coutumière que celle-ci, qui assommait les hommes comme d’un coup de bâton.

Mortimer de Wigmore chercha ses bottes à tâtons, dans un coin du cachot, et les enfila ; elles glissaient facilement car ses jambes avaient maigri.

— Que fais-tu, Roger ? demanda Mortimer de Chirk.

— Je me prépare, mon oncle ; le moment approche. Notre ami Alspaye paraît avoir bien fait les choses ; on dirait tout juste que la Tour est morte.

— Il est vrai qu’on ne nous a point porté notre second repas, remarqua le vieux Lord avec un accent d’inquiétude.

Roger Mortimer remettait sa chemise dans ses braies, bouclait sa ceinture autour de sa cotte de guerre. Ses vêtements étaient usés, fripés, car on refusait depuis dix-huit mois de lui en fournir d’autres, et il vivait dans son habillement de bataille, tel qu’on l’avait dégagé de son armure faussée, la lèvre inférieure blessée par le choc de la mentonnière.

— Si tu réussis, je vais rester seul, et toutes les vengeances retomberont sur moi, dit encore le Lord de Chirk.

Il y avait une grande part d’égoïsme dans la vaine obstination du vieil homme à détourner son neveu de s’évader.

— Entendez donc, mon oncle, voici qu’on vient. Cette fois, levez-vous.

Des pas résonnaient sur les dalles de pierre, approchaient de la porte. Une voix appela :

— My Lord !

— Est-ce toi, Alspaye ?

— Oui, my Lord, mais je n’ai pas la clef. Votre geôlier, dans son ivresse, a égaré le trousseau ; et maintenant, en l’état où il est, on ne peut rien en tirer. J’ai cherché partout.

Du bat-flanc où reposait le Lord de Chirk partit un petit ricanement.

Mortimer le Jeune eut un juron de dépit. Alspaye mentait-il, ayant pris peur à la dernière minute ? Mais dans ce cas, pourquoi était-il venu ? Ou bien était-ce le hasard absurde, ce hasard que le prisonnier avait tenté d’imaginer toute la journée, et qui se présentait sous cette forme ?

— Tout est prêt, my Lord, je vous assure, continuait Alspaye. La poudre de l’évêque, qu’on a mêlée au vin, a fait merveille. Ils étaient déjà bien saouls et ne se sont aperçus de rien. À présent, ils sont tous engourdis, comme morts. Les cordes sont préparées, la barque vous attend. Mais je n’ai pas la clef.

— De combien de temps pouvons-nous profiter ?

— Les sentinelles ne devraient point s’inquiéter avant une grande demi-heure. Elles ont festoyé, elles aussi, avant leur garde.

— Qui t’accompagne ?

— Ogle.

— Envoie-le prendre une masse, un coin, un levier, et faites sauter la pierre.

— Je vais avec lui, et m’en retourne aussitôt.

Les deux hommes s’éloignèrent. Roger Mortimer mesurait le temps aux battements de son cœur. Pour une clef égarée !… Et il suffisait maintenant qu’une sentinelle, sous un prétexte quelconque, abandonnât sa veille pour que tout échouât… Le vieux Lord lui-même se taisait et l’on entendait sa respiration oppressée dans le fond du cachot.

вернуться

8

Le shilling était à cette époque une unité de valeur, mais non une monnaie proprement dite. De même pour la livre ou le marc. Le penny était la plus haute pièce de monnaie en circulation. Il faut attendre le règne d’Edouard III pour voir apparaître des monnaies d’or, avec le florin et le noble. Le shilling d’argent ne commencera d’être frappé qu’au XVIème siècle.