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Bientôt un rai de lumière filtra sous la porte. Alspaye revenait, avec le barbier qui portait chandelle et outils. Ils s’attaquèrent à la pierre du mur dans laquelle le pêne enfonçait de deux pouces. Ils s’efforçaient d’assourdir leurs coups ; mais même ainsi, ils avaient l’impression que l’écho s’en devait répercuter dans toute la Tour. Des éclats de pierre tombaient sur le sol. Enfin, le bloc s’écroula et la porte s’ouvrit.

— Faites vite, my Lord, dit Alspaye.

Sa face rose, éclairée par la chandelle, était couverte de sueur, et ses mains tremblaient.

Roger Mortimer de Wigmore s’approcha de son oncle, se pencha vers lui.

— Non, va seul, mon garçon, dit Mortimer de Chirk ; il faut que tu t’échappes. Que Dieu te protège. Et ne m’en veuille pas d’être vieux.

Il attira son neveu par la manche, lui traça du pouce un signe de croix au front.

— Venge-nous, Roger, murmura-t-il encore.

Et Roger Mortimer de Wigmore, se courbant, sortit de la cellule.

— Par où passerons-nous ? demanda-t-il.

— Par les cuisines, répondit Alspaye.

Le lieutenant, le barbier et le prisonnier gravirent quelques marches, suivirent un corridor, franchirent plusieurs pièces obscures.

— Tu es armé, Alspaye ? chuchota soudain Mortimer.

— J’ai ma miséricorde.

— Il y a un homme, là !

Une forme se tenait contre le mur, que Mortimer avait devinée le premier. Le barbier cacha sous sa paume la faible flamme de la chandelle ; le lieutenant dégagea sa dague ; ils avancèrent plus lentement.

L’homme, dans l’ombre, ne bougeait pas. Les épaules et les bras collés à la muraille, les jambes écartées, il paraissait avoir peine à se soutenir.

— C’est Seagrave, dit le lieutenant.

Le constable borgne, comprenant qu’on l’avait drogué en même temps que ses hommes, était parvenu à marcher jusque-là et luttait contre une invincible torpeur. Il voyait son prisonnier s’évader ; il voyait son lieutenant qui l’avait trahi ; mais sa bouche ne formait aucun son, ses membres lui refusaient tout mouvement, et, dans son œil unique, sous une paupière qui s’appesantissait, on pouvait lire l’angoisse de la mort. Le lieutenant lui lança le poing en plein visage ; la tête du constable cogna contre la pierre, et son corps s’affaissa.

Les trois hommes passèrent devant la porte du grand réfectoire où les torches fumaient ; toute la garnison s’y trouvait, endormie. Affalés sur les tables, écroulés sur les bancs, étendus à même le sol, les archers ronflaient, gueules ouvertes, dans des postures grotesques, comme si un magicien les eût plongés dans un sommeil de cent ans. Même spectacle aux cuisines éclairées par les braises rougeoyant sous les chaudrons, et où stagnait une épaisse odeur de graillon. Les vivandiers avaient tâté, eux aussi, du vin d’Aquitaine dans lequel le barbier Ogle avait versé la drogue ; et ils gisaient, qui sous l’étal, qui près de la panetière, qui parmi les brocs, la panse en l’air et les bras écartés. Seul bougeait un chat, gorgé de viande crue, et cheminant d’une patte prudente à travers les tables.

— Ici, my Lord, dit le lieutenant en guidant le prisonnier vers un réduit utilisé à la fois comme latrines et comme déversoir aux eaux grasses.

Une lucarne était ménagée dans ce réduit, seule ouverture sur ce côté des murs qui pût livrer passage à un homme.[9]

Ogle apporta une échelle de corde qu’il avait cachée dans un coffre, et approcha une escabelle. L’échelle fut fixée au rebord de la lucarne ; le lieutenant passa le premier, puis Roger Mortimer, puis le barbier. Et bientôt ils furent tous les trois accrochés à l’échelle, glissant le long de la muraille, à trente pieds au-dessus de l’eau miroitante des douves. La lune n’était pas encore levée.

« En effet, mon oncle n’aurait jamais pu s’enfuir de la sorte », pensa Mortimer.

Une masse noire bougea à côté de lui, avec un froissement de plumes. C’était un gros corbeau, niché dans une meurtrière et dérangé dans son sommeil. Mortimer, instinctivement, étendit la main, fouilla dans un plumage chaud, trouva le cou de l’oiseau qui eut un long cri douloureux, presque humain ; le fugitif serra de toutes ses forces en tournant le poignet jusqu’à ce qu’il sentît le craquement des os sous ses doigts.

Le corps de l’animal tomba dans l’eau avec un bruit claquant.

— Who goes there[10] ? cria aussitôt une sentinelle.

Et un casque se pencha hors d’un créneau, au sommet de la tour de la Cloche.

Les trois fugitifs, agrippés à l’échelle de corde, se tassaient contre la muraille.

« Pourquoi ai-je fait cela ? pensait Mortimer. Quelle sotte tentation m’a poussé ? Il y avait assez de risques ; pourquoi en inventer ? »

Mais la sentinelle, rassurée par le silence, reprit sa ronde, et l’on entendit son pas décroître dans la nuit.

La descente continua. L’eau, en cette saison, était peu profonde dans les douves. Les trois hommes s’y laissèrent couler, disparaissant jusqu’aux épaules, et longèrent l’assise de la forteresse. S’appuyant de la main aux pierres du mur romain, ils contournèrent la tour de la Cloche, et puis traversèrent le fossé en amortissant le plus possible le bruit de leurs gestes. Le talus était vaseux et glissant. Les fugitifs s’y hissèrent sur le ventre, s’aidant l’un l’autre, puis coururent, courbés, jusqu’à la berge du fleuve. Là, une barque attendait, cachée dans les herbes. Deux rameurs se tenaient aux avirons ; un homme, enveloppé dans une grande chape sombre et la tête couverte d’un chaperon à oreillettes, était assis à l’arrière ; il émit un sifflement léger, à trois reprises. Les fugitifs sautèrent dans la barque.

— My Lord Mortimer, dit l’homme à la chape en tendant les mains.

— My Lord Bishop, répondit l’évadé en faisant le même geste.

Ses doigts rencontrèrent le cabochon d’une bague vers laquelle il pencha les lèvres.

— Go ahead, quickly,[11] commanda le prélat aux rameurs.

Et les avirons entrèrent dans l’eau.

Adam Orleton, évêque de Hereford, nommé à son siège par le pape, contre la volonté du roi, et chef de l’opposition du clergé, venait de faire évader le plus important seigneur du royaume. C’était Orleton qui avait tout organisé, tout préparé, circonvenu Alspaye en l’assurant qu’il allait gagner à la fois sa fortune et le paradis, fourni le narcotique qui avait plongé dans l’hébétude la tour de Londres.

— Tout s’est bien passé, Alspaye ? demanda-t-il.

— Aussi bien que possible, my Lord, répondit le lieutenant. Combien de temps vont-ils dormir ?

— Deux bonnes journées, sans doute… J’ai là ce qui était promis à chacun, dit l’évêque en découvrant une lourde bourse qu’il tenait sous sa chape. Et pour vous aussi, my Lord, j’ai le nécessaire à votre dépense, pour quelques semaines tout au moins.

À ce moment on entendit une sentinelle crier :

— Sound the alarm !

Mais la barque était déjà fort engagée sur le fleuve, et tous les cris des sentinelles ne parviendraient pas à réveiller la Tour.

— Je vous dois tout, et d’abord la vie, dit Mortimer à l’évêque.

— Attendez d’être en France, répondit celui-ci, et seulement alors vous pourrez me remercier. Des chevaux nous attendent sur l’autre rive, à Bermondsey. Une nef est frétée, auprès de Douvres, prête à appareiller.

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9

Très vraisemblablement dans la tour de Beauchamp – mais qui ne portait pas encore ce nom. Elle ne fut appelée ainsi qu’à partir de 1397, à cause de Thomas de Beauchamp, comte de Warwick, qui y fut incarcéré et qui était, coïncidence curieuse, petit-fils de Roger Mortimer. Ce bâtiment était une construction d’Edouard II, donc toute récente à l’époque de Mortimer.

 Les lucarnes des latrines étaient souvent le point faible des édifices fortifiés. C’est par une ouverture de cette sorte que les soldats de Philippe Auguste purent, après un siège qui menaçait de demeurer vain, s’introduire une nuit dans Château-Gaillard, la grande forteresse française de Richard Cœur de Lion.

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10

Qui va là ?

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11

En avant, rapidement.