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— Partez-vous avec moi ?

— Non, my Lord, je n’ai aucune raison de fuir. Dès que je vous aurai embarqué, je rentre en mon diocèse.

— Ne craignez-vous donc pas pour vous-même, après ce que vous venez de faire ?…

— Je suis homme d’Église, répondit l’évêque avec une pointe d’ironie. Le roi me hait mais n’osera pas me toucher.

Ce prélat à la voix tranquille, qui bavardait au milieu de la Tamise, aussi calme que s’il eût été dans son palais épiscopal, possédait un singulier courage, et Mortimer l’admira sincèrement.

Les rameurs étaient au centre de la barque ; Alspaye et le barbier s’étaient installés à l’avant.

— Et la reine ? demanda Mortimer. L’avez-vous approchée récemment ? La tourmente-t-on toujours autant ?

— La reine, pour le moment, est dans le Yorkshire, où le roi voyage, ce qui a d’ailleurs bien facilité notre entreprise. Votre épouse…

L’évêque insista légèrement sur ce dernier mot.

— … votre épouse m’en a fait tenir des nouvelles l’autre jour.

Mortimer se sentit rougir et rendit grâces à l’ombre qui cachait son trouble. Il s’était inquiété de la reine avant même de s’être enquis des siens et de sa propre femme. N’avait-il donc, durant ses dix-huit mois de détention, pensé qu’à la reine Isabelle ?

— La reine vous veut grand bien, reprit l’évêque. C’est elle qui a fourni de sa cassette, de la maigre cassette que nos bons amis Despensers consentent à lui laisser, ce que je vais vous remettre pour que vous puissiez vivre en France. Pour tout le reste, pour Alspaye, le barbier, les chevaux, la nef qui vous attend, mon diocèse en a fait les frais.

Il avait posé la main sur le bras de l’évadé.

— Mais vous êtes trempé ! ajouta-t-il.

— Bah ! fit Mortimer, l’air de la liberté me séchera vite.

Il se leva, dépouilla sa cotte et sa chemise, et se tint debout, torse nu, au milieu de la barque. Il avait un beau corps solide, aux épaules puissantes, au dos long et musclé ; la captivité l’avait amaigri, mais sans diminuer l’impression de force que donnait sa personne. La lune qui venait de surgir l’éclairait d’une lueur dorée et dessinait les reliefs de sa poitrine.

— Propice aux amoureux, funeste aux fugitifs, dit l’évêque en montrant la lune. C’était juste la bonne heure.

Roger Mortimer, sur sa peau et dans ses cheveux mouillés, sentait glisser l’air de la nuit, chargé d’odeurs d’herbes et d’eau. La Tamise, plate et noire, fuyait le long de la barque et les avirons soulevaient des paillettes d’or. La berge opposée approchait. Le grand baron se retourna pour regarder une dernière fois la Tour, haute, immense, épaulée sur ses fortifications, ses remparts, ses remblais. « On ne s’évade pas de la Tour… » Il était le premier prisonnier, depuis des siècles, à s’en être échappé ; il mesurait l’importance de son acte, et le défi qu’il lançait à la puissance des rois.

En arrière, la ville endormie se profilait dans la nuit. Sur les deux rives, et jusqu’au pont gardé par ses hautes tours, oscillaient lentement les mâts pressés, nombreux, des navires de la Hanse de Londres, de la Hanse Teutonique, de la Hanse parisienne des marchands d’eau, de l’Europe entière, qui apportaient les draps de Bruges, le cuivre, le goudron, la poix, les couteaux, les vins de la Saintonge et de l’Aquitaine, le poisson séché, et chargeaient pour la Flandre, pour Rouen, pour Bordeaux, pour Lisbonne, le blé, le cuir, l’étain, les fromages, et surtout la laine, la meilleure qui soit au monde, des moutons anglais. On reconnaissait à leur forme et à leurs dorures les grosses galères vénitiennes.

Mais déjà, Roger Mortimer de Wigmore pensait à la France. Il irait d’abord demander asile en Artois, à son cousin Jean de Fiennes… Il étendit les bras largement, d’un geste d’homme libre.

Et l’évêque d’Orleton, qui regrettait de n’être né ni beau ni grand seigneur, contemplait avec un sorte d’envie ce corps assuré, prêt à bondir en selle, ce haut torse sculpté, ce menton fier, ces rudes cheveux bouclés, qui allaient emporter dans l’exil le destin de l’Angleterre.

II

LA REINE BLESSÉE

Le carreau de velours rouge sur lequel la reine Isabelle posait ses pieds étroits était usé jusqu’à la trame ; les glands d’or, aux quatre coins, étaient ternis ; les lis de France et les lions d’Angleterre, brodés sur le tissu, s’effilochaient. Mais à quoi bon changer ce coussin, en commander un autre, puisque le neuf, aussitôt qu’apparu, passerait sous les souliers brodés de perles de Hugh Le Despenser, l’amant du roi ! La reine regardait ce vieux coussin qui avait traîné sur le pavement de tous les châteaux du royaume, une saison en Dorset, une autre en Norfolk, l’hiver dans le Warwick, et cet été en Yorkshire, sans qu’on demeurât jamais plus de trois jours à la même place. Le 1er août, voici moins d’une semaine, la cour était à Cowick ; hier, on s’était arrêté à Eserick ; aujourd’hui on campait, plutôt qu’on ne logeait, au prieuré de Kirkham ; après-demain, on repartirait pour Lockton, pour Pickering. Les quelques tapisseries poussiéreuses, la vaisselle bosselée, les robes fatiguées qui constituaient l’équipement de voyage de la reine Isabelle, seraient à nouveau tassées dans les meubles-coffres ; on démonterait le lit à courtines pour le remonter ailleurs, ce lit si fatigué d’avoir été trop transporté qu’il menaçait de s’écrouler, et où la reine faisait dormir avec elle, parfois, sa dame de parage, lady Jeanne Mortimer, et, parfois, son fils aîné, le prince Édouard, par crainte, si elle restait seule, d’être assassinée. Les Despensers n’oseraient tout de même pas la poignarder sous les yeux du prince héritier… Et la promenade reprenait à travers le royaume, ses campagnes vertes et ses châteaux tristes.

Édouard II voulait se faire connaître de ses moindres vassaux ; il imaginait leur rendre honneur en descendant chez eux, et s’acquérir, par quelques paroles amicales, leur fidélité contre les Écossais ou contre le parti gallois. En vérité, il eût gagné à moins se montrer. Un désordre veule accompagnait ses pas ; sa légèreté pour parler des affaires du gouvernement, qu’il pensait être une attitude de détachement souverain, heurtait fort les seigneurs, abbés et notables, venus lui exposer les problèmes locaux ; l’intimité qu’il affichait avec son tout-puissant chambellan dont il caressait la main en plein conseil ou pendant la messe, ses rires aigus, les libéralités dont bénéficiaient soudain un petit clerc ou un jeune palefrenier éberlué, confirmaient les récits scandaleux qui circulaient jusqu’au fond des provinces où les maris trompaient leurs épouses, tout comme ailleurs, certes, mais avec des femmes ; et ce qui se chuchotait avant sa venue se disait à voix haute après qu’il fut passé. Il suffisait que ce bel homme à barbe blonde mais à l’âme molle apparût, couronne en tête, pour que s’effondrât tout le prestige de la majesté royale. Et les courtisans avides qui l’entouraient achevaient de le faire haïr.

Inutile, impuissante, la reine assistait à cette ambulante déchéance. Des sentiments contraires la divisaient ; d’une part, sa nature vraiment royale, marquée par l’atavisme capétien, s’irritait, s’indignait, souffrait de cette dégradation continue de l’autorité souveraine ; mais en même temps l’épouse lésée, blessée, menacée, se réjouissait secrètement à chaque nouvel ennemi que se créait le roi. Elle ne comprenait pas qu’elle eût pu aimer, naguère, ou se forcer d’aimer, un être à ce point méprisable, et qui la traitait de façon si odieuse. Pourquoi l’obligeait-on de participer à ces voyages, pourquoi la montrait-on, reine bafouée, à tout le royaume ? Le roi et son favori pensaient-ils duper personne, et donner à leur liaison un aspect innocent, du fait de sa présence ? Ou bien voulaient-ils la garder sous surveillance ? Comme elle eût préféré demeurer à Londres ou à Windsor, ou même dans l’un des châteaux dont on lui avait théoriquement fait don, pour y attendre un retour du sort ou simplement la vieillesse ! Et comme elle regrettait surtout que Thomas de Lancastre et Roger Mortimer de Wigmore, ces grands barons vraiment hommes, n’aient pas, l’autre année, réussi leur révolte…