Ils s’affrontèrent un moment du regard. Les prunelles couleur de silex brillaient trop fort sous les sourcils épais, à la lueur des chandelles ; la cicatrice blanche ourlait une lèvre au dessin trop cruel. Isabelle fut la première à baisser les yeux.
— Rappelle-toi, Mortimer, qu’il t’a fait grâce autrefois, dit-elle. Il doit penser à présent que s’il n’avait pas cédé aux prières des barons, des évêques, à mes propres prières, et t’avait fait décapiter comme il en a ordonné de Thomas de Lancastre…
— Non point, non point, je m’en souviens, et justement je ne voudrais pas avoir à connaître un jour des regrets semblables aux siens. Je trouve cette compassion que tu lui portes bien étrange et bien obstinée.
Il prit un temps.
— L’aimes-tu donc encore ? ajouta-t-il. Je ne vois point d’autre raison.
Elle haussa les épaules.
— C’est donc pour cela, dit-elle, pour que je te fournisse une preuve de plus ! Cette fureur de jaloux ne s’éteindra donc jamais en toi ? Ne t’ai-je pas assez montré devant tout le royaume de France, et tout celui d’Angleterre, et devant mon fils même, que je n’avais au cœur d’autre amour que le tien ? Mais que me faut-il faire ?
— Ce que je te demande, et rien d’autre. Mais je vois que tu ne veux pas t’y résoudre. Je vois que la croix que tu te fis au cœur, devant moi, et qui devait nous allier en tout, et ne nous donner qu’une volonté, n’était pour toi que simulacre. Je vois bien que le destin m’a fait engager ma foi à une créature faible !
Oui, un jaloux, voilà ce qu’il était ! Régent tout-puissant, nommant aux emplois, gouvernant le jeune roi, vivant conjugalement avec la reine, et ceci aux yeux de tous les barons, Mortimer demeurait un jaloux !… « Mais a-t-il complètement tort de l’être ? » pensa soudain Isabelle. Le danger de toute jalousie est de forcer celui qui en est l’objet à rechercher en lui-même s’il n’y a pas motif aux reproches qu’on lui adresse. Ainsi s’éclairent certains sentiments auxquels on n’avait pas pris garde… Comme c’était étrange ! Isabelle était sûre de haïr Édouard autant que femme pouvait ; elle ne songeait à lui qu’avec mépris, dégoût et rancune à la fois. Et pourtant… Et pourtant le souvenir des anneaux échangés, du couronnement, des maternités, les souvenirs qu’elle gardait non pas de lui, mais d’elle-même, le souvenir simplement d’avoir cru qu’elle l’aimait, c’était tout cela qui la retenait à présent. Il lui semblait impossible d’ordonner la mort du père des enfants qu’elle avait mis au monde… « Et ils m’appellent la Louve de France ! » Le saint n’est jamais aussi saint, ni le cruel jamais aussi complètement cruel que les autres le croient.
Et puis Édouard, même déchu, était un roi. Qu’on l’eût dépossédé, dépouillé, emprisonné, n’empêchait pas qu’il fût personne royale. Et Isabelle était reine elle-même, et formée à l’être. Toute son enfance, elle avait eu l’exemple de la vraie majesté royale, incarnée dans un homme qui, par le sang et le sacre, se savait au-dessus de tous les autres hommes, et se faisait connaître pour tel. Attenter à la vie d’un sujet, fût-il le plus grand seigneur du royaume, n’était jamais qu’un crime. Mais l’acte de supprimer une vie royale comportait un sacrilège et la négation du caractère sacerdotal, divin, dont les souverains étaient investis.
— Et cela, Mortimer, tu ne peux le comprendre, car tu n’es pas roi, et tu n’es pas né d’un roi.
Elle s’aperçut, trop tard, qu’elle venait de penser tout haut.
Le baron des Marches, le descendant du compagnon de Guillaume le Conquérant, le Grand Juge du Pays de Galles, prit rudement le coup. Il recula de deux pas, s’inclina.
— Je ne pense pas que ce soit un roi, Madame, qui vous ait rendu votre trône ; mais il paraît que c’est perdre son temps que d’attendre que vous en conveniez. Comme de vous rappeler que je descends des rois de Danemark qui n’ont pas dédaigné de donner l’une de leurs filles à mon aïeul le premier Roger Mortimer. Mes efforts pour vous m’ont acquis peu de mérite. Laissez donc vos ennemis délivrer votre royal époux, ou bien, même, allez lui rendre la liberté de vos propres mains. Votre puissant frère de France ne manquera pas alors de vous protéger, comme il le fit si bien quand vous eûtes à fuir, soutenue par moi en votre selle, vers le Hainaut. Mortimer, lui, n’étant point roi, et sa vie de la sorte n’étant pas protégée contre une mésaventure de la fortune, s’en va, Madame, chercher refuge ailleurs avant qu’il soit trop tard, hors d’un royaume dont la reine l’aime si peu qu’il ne se sent plus rien à y faire.
Sur quoi il gagna la porte. Il était contrôlé dans sa colère ; il ne fit point battre le vantail de chêne mais le repoussa lentement, et ses pas décrurent.
Isabelle connaissait assez l’orgueilleux Mortimer pour savoir qu’il ne reviendrait pas. Elle bondit hors du lit, courut en chemise à travers les couloirs du château, rattrapa Mortimer, le saisit par ses vêtements, se pendit à ses bras.
— Demeure, demeure, gentil Mortimer, je t’en supplie ! s’écria-t-elle sans se soucier qu’on l’entendît. Je ne suis qu’une femme, j’ai besoin de ton conseil et de ton appui ! Demeure ! demeure, de grâce, et agis ainsi que tu crois.
Elle était en larmes et s’appuyait, se blottissait contre ce torse, ce cœur sans lesquels elle ne pouvait vivre.
— Je veux ce que tu veux ! dit-elle encore.
Les serviteurs, attirés par le bruit, étaient apparus et tout aussitôt se dissimulaient, gênés d’être témoins de cette querelle d’amants.
— Tu veux vraiment ce que je veux ? demanda-t-il en prenant le visage de la reine entre ses mains. Alors ! Gardes ! cria-t-il. Qu’on aille me quérir aussitôt Monseigneur Orleton.
Depuis quelques mois Mortimer et Adam Orleton se battaient froid. Leur brouille stupide avait pour cause cet évêché de Worcester attribué à Orleton par le pape, tandis que Mortimer le promettait à un autre candidat. Que Mortimer n’avait-il su que son ami souhaitait cet évêché ! Mais à présent, sa parole engagée, il ne voulait plus se dédire. Le Parlement, saisi de la question, à York, avait décrété la confiscation des revenus du diocèse de Worcester… Orleton, qui donc n’était plus évêque de Hereford et ne l’était pas non plus de Worcester, jugeait bien ingrat l’homme qu’il avait fait évader de la Tour. L’affaire demeurait en débat, et Orleton continuait de suivre la cour dans ses déplacements.
« Mortimer, quelque jour, aura de nouveau besoin de moi, se disait-il, et alors il cédera. »
Ce jour, ou plutôt cette nuit, était arrivé. Orleton le comprit aussitôt qu’il eut pénétré dans la chambre de la reine. Isabelle, recouchée, gardait des traces de larmes sur le visage. Mortimer marchait à grands pas autour du lit. Pour qu’on se gênât si peu devant le prélat, il fallait que l’affaire fût grave !
— Madame la reine, déclara Mortimer, considère avec raison, à cause des menées que vous savez, que la vie de son époux met en péril la paix du royaume, et elle s’inquiète que Dieu tarde tant à le rappeler à lui.
Adam Orleton regarda Isabelle, Isabelle regarda Mortimer, puis ramena les yeux vers l’évêque et fit un signe d’assentiment. Orleton eut un bref sourire, non de cruauté, ni même vraiment d’ironie, plutôt une expression de pudique tristesse.