— Madame la reine se voit placée devant le grand problème qui se pose toujours à ceux qui ont la charge des États, répondit-il. Faut-il, pour ne point détruire une seule vie, risquer d’en faire périr beaucoup d’autres ?
Mortimer se tourna vers Isabelle, et dit :
— Vous entendez !
Il était fort satisfait de l’appui que lui portait l’évêque et regrettait simplement de ne pas avoir trouvé lui-même cet argument.
— C’est de la sauvegarde des peuples qu’il s’agit là, reprit Orleton, et c’est à nous, évêques, qu’on s’adresse pour éclairer les volontés divines. Certes, les Saints Commandements nous interdisent de hâter toute fin. Mais les rois ne sont pas hommes ordinaires, et ils s’exceptent eux-mêmes des Commandements lorsqu’ils condamnent à mort leurs sujets… Je croyais toutefois, my Lord, que les gardiens que vous avez nommés autour du roi déchu allaient vous épargner de vous poser ces questions.
— Les gardiens paraissent avoir épuisé leurs ressources, répondit Mortimer. Et ils n’agiront pas plus avant sans avoir reçu des instructions écrites.
Orleton hocha la tête, mais ne répondit point.
— Or un ordre écrit, poursuivit Mortimer, peut tomber en d’autres mains que celles auxquelles il est destiné ; il peut également fournir une arme à ceux qui ont à l’exécuter contre ceux qui le donnent. Me comprenez-vous ?
Orleton sourit à nouveau. Le prenait-on pour un niais ?
— En d’autres mots, my Lord, dit-il, vous voudriez envoyer l’ordre et ne pas l’envoyer.
— Je voudrais plutôt envoyer un ordre qui soit clair pour ceux qui doivent l’entendre, et qui demeure obscur à ceux qui le doivent ignorer. C’est là-dessus que je veux me consulter avec vous qui êtes homme de ressources, si vous consentez à m’apporter votre concours.
— Et vous demandez cela, my Lord, à un pauvre évêque qui n’a même pas de siège, ni de diocèse où planter sa crosse ?
Ce fut au tour de Mortimer de sourire :
— Allons, allons, my Lord Orleton, ne parlons plus de ces choses. Vous m’avez beaucoup fâché, vous le savez. Si vous m’aviez seulement averti de vos souhaits ! Mais puisque vous y tenez tant, je ne m’opposerai plus. Vous aurez Worcester, c’est parole dite… J’en ferai mon affaire avec le Parlement… Et vous êtes toujours mon ami, vous le savez bien aussi.
L’évêque hocha le front. Oui, il le savait ; et lui-même gardait toujours autant d’amitié à Mortimer, et leur brouille récente n’avait rien changé ; il suffisait qu’ils fussent face à face pour en prendre conscience. Trop de souvenirs les liaient, trop de complicités et une réciproque admiration. Ce soir même, dans la difficulté où Mortimer se trouvait après avoir enfin arraché à la reine un consentement si longtemps attendu, qui donc appelait-il ? L’évêque aux épaules tombantes, à la démarche de canard, à la vue fatiguée par l’étude. Ils étaient même si fort amis qu’ils en avaient oublié la reine qui les observait, de ses larges yeux bleus, et se sentait mal.
— C’est votre beau sermon « Doleo caput meum », nul ne l’a oublié, qui a permis de déchoir le mauvais roi, dit Mortimer. Et c’est vous encore qui avez obtenu l’abdication.
Voilà que la gratitude revenait ! Orleton s’inclina sous les compliments.
— Vous voulez donc que j’aille jusqu’au bout de la tâche, dit-il.
Il y avait dans la chambre une table à écrire, des plumes et du papier. Orleton réclama un couteau parce qu’il ne pouvait écrire qu’avec une plume taillée par lui-même. Cela l’aidait à réfléchir. Mortimer respectait sa méditation.
— L’ordre n’a pas besoin d’être long, dit Orleton au bout d’un moment.
Il regardait en l’air, d’un air amusé. Il avait visiblement oublié qu’il s’agissait de la mort d’un homme ; il éprouvait un sentiment d’orgueil, une satisfaction de lettré qui vient de résoudre un difficile problème de rédaction. Les yeux près de la table, il ne traça qu’une seule phrase d’une écriture bien formée, répandit dessus de la poudre à sécher, et tendit la feuille à Mortimer en disant :
— J’accepte même de sceller cette lettre de mon propre sceau, si vous-même ou Madame la reine considérez ne point devoir y apposer les vôtres.
Vraiment, il paraissait content de lui.
Mortimer s’approcha d’une chandelle. La lettre était en latin. Il lut assez lentement :
— Eduardum occidere nolite timere bonum est. Il réfléchit un moment, puis, revenant à l’évêque :
— Eduardum occidere, cela je comprends bien ; nolite : ne faites pas… timere : craindre… bonum est : il est bon…
Orleton souriait.
— Faut-il entendre : « Ne tuez pas Édouard, il est bon de craindre… de faire cette chose », poursuivit Mortimer, ou bien « Ne craignez pas de tuer Édouard, c’est chose bonne » ? Où est la virgule ?
— Elle n’est pas, répondit Orleton. La volonté de Dieu se manifestera par la compréhension de celui qui recevra la lettre. Mais la lettre elle-même, à qui peut-on en faire reproche ?
Mortimer restait perplexe.
— C’est que j’ignore, dit-il, si Maltravers et Gournay entendent bien le latin.
— Le frère Guillaume, que vous avez placé auprès d’eux, l’entend assez bien. Et puis le messager pourra transmettre de bouche, mais de bouche seulement, que toute action découlant de cet ordre devra demeurer sans traces.
— Et vraiment, demanda Mortimer, vous êtes prêt à y apposer votre propre sceau ?
— Je le ferai, dit Orleton.
C’était vraiment un bon compagnon. Mortimer le raccompagna jusqu’au bas de l’escalier, puis remonta à la chambre de la reine.
— Gentil Mortimer, lui dit Isabelle, ne me laissez point dormir seule cette nuit.
La nuit de septembre n’était pas si froide qu’elle dût grelotter autant.
IX
LE FER ROUGE
Comparé aux forteresses démesurées de Kenilworth ou de Corfe, Berkeley peut être regardé comme un petit château. Ses pierres de teinte rose, ses dimensions humaines, ne le rendent en rien effrayant… Il communique directement avec le cimetière qui entoure l’église et où les dalles, en quelques années, se couvrent d’une petite mousse verte, fine comme un tissu de soie.[51]
Thomas de Berkeley, assez brave jeune homme que n’animait aucune férocité à l’égard de son semblable, ne possédait pas de raisons toutefois de se montrer bienveillant à l’excès envers l’ancien roi Édouard II qui l’avait tenu quatre ans en prison à Wallingford, en compagnie de son père Maurice, mort pendant cette détention. En revanche, tout l’incitait au dévouement envers son puissant beau-père, Roger Mortimer, dont il avait épousé la fille aînée en 1320, qu’il avait suivi dans la révolte de 1322, et auquel il devait sa délivrance, l’année précédente. Thomas recevait la considérable somme de cent shillings par jour pour la garde et l’hébergement du roi déchu. Ni sa femme Marguerite Mortimer, ni sa sœur Éva, l’épouse de John Maltravers, n’étaient non plus de mauvaises personnes.
N’aurait-il eu affaire qu’à la famille Berkeley, Édouard II eût trouvé le séjour acceptable. Par malheur, il lui fallait subir les trois tourmenteurs, le Maltravers, le Gournay et leur barbier Ogle. Ceux-ci ne laissaient pas de répit à l’ancien roi ; ils avaient l’esprit fécond en cruauté, et ils se livraient à une sorte de compétition, rivalisant d’invention et de raffinement dans le supplice.
Maltravers avait imaginé d’installer Édouard, à l’intérieur du keep, dans un réduit circulaire de quelques pieds de diamètre au centre duquel s’ouvrait un ancien puits maintenant asséché. Aucune margelle n’entourait le puits. Il eût suffi d’un faux mouvement pour que le prisonnier tombât dans cette oubliette. Aussi Édouard devait-il rester constamment attentif ; cet homme de quarante-quatre ans, mais qui maintenant en paraissait plus de soixante, demeurait là, gisant sur une brassée de paille, le corps collé contre la muraille ou ne se déplaçait qu’en rampant, et lorsqu’il s’assoupissait, il se réveillait aussitôt, tout en sueur, craignant de s’être rapproché du vide.
51
Berkeley Castle, avec seulement trois autres forteresses normandes, devait être excepté du démantèlement général ordonné par lord Cromwell. Constamment habité, c’est sans doute aujourd’hui la plus vieille demeure d’Angleterre. Les propriétaires actuels sont toujours des Berkeley, descendants de Thomas de Berkeley et de Marguerite Mortimer.