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Elle leva vers le comte de Bouville, envoyé de la cour de France, ses admirables yeux bleus, et dit assez bas :

— Depuis un mois, vous assistez à ma vie, messire Hugues. Je ne vous demande même point d’en conter les misères à mon frère, ni à mon oncle Valois. Voici quatre rois qui se succèdent au trône de France : mon père le roi Philippe, qui me maria pour l’intérêt de la couronne…

— Que Dieu garde son âme, Madame, que Dieu la garde ! dit avec conviction, mais sans élever le ton, le gros Bouville. Il n’est homme au monde que j’aie plus aimé, ni servi avec plus de joie.

— … puis mon frère Louis, qui resta peu de mois au trône, puis mon frère Philippe avec lequel je n’avais que petite entente mais qui ne manquait pas de sagesse…

Le visage de Bouville se renfrogna un peu comme chaque fois qu’on parlait devant lui du roi Philippe le Long.

— … enfin mon frère Charles qui règne présentement, poursuivit la reine. Tous ont été avertis de mon état, et ils n’ont rien pu faire, ou rien voulu faire. L’Angleterre n’intéresse les rois de France qu’autant qu’il s’agit de l’Aquitaine. Une princesse de France sur le trône anglais, parce qu’elle devient du même coup duchesse d’Aquitaine, leur est un gage de paix. Et si la Guyenne est calme, peu leur chaut que leur fille ou leur sœur, au-delà de la mer, meure de honte et de délaissement. Dites-le, ne le dites point, cela sera tout égal. Mais les jours que vous avez passés près de moi m’ont été doux, car j’ai pu parler devant un ami. Et vous avez vu combien j’en ai peu. Sans ma chère Lady Jeanne, qui met beaucoup de constance à partager mon malheur, je n’en aurais même aucun.

Pour prononcer ces derniers mots, la reine s’était tournée vers sa dame de parage assise à côté d’elle, Jeanne Mortimer, petite-nièce du fameux sénéchal de Joinville, une grande femme de trente-sept ans aux traits réguliers, au visage ouvert, aux mains nettes.

— Madame, répondit Lady Jeanne, vous faites plus pour soutenir mon courage que je ne fais pour accroître le vôtre. Et vous avez pris de gros risques à me conserver à vos côtés depuis que mon époux est en geôle.

Les trois interlocuteurs continuèrent de s’entretenir à mi-voix, car le chuchotement, la conversation en aparté, étaient devenus une nécessaire habitude dans cette cour où l’on n’était jamais seul et où la reine vivait environnée de malveillances.

En ce moment présent, trois chambrières, dans un coin de la pièce, brodaient une courtepointe destinée à Lady Aliénor Le Despenser, la femme du favori, laquelle, près d’une fenêtre ouverte, jouait aux échecs avec le prince héritier. Un peu plus loin, le second fils de la reine, qui avait atteint ses sept ans depuis trois semaines, se fabriquait un arc avec une baguette de coudrier ; et les deux petites filles, Isabelle et Jeanne, cinq et deux ans, assises sur le sol, s’amusaient à manier des poupées de chiffon.

Tout en poussant les pièces sur l’échiquier d’ivoire, la Despenser ne cessait d’épier la reine et s’efforçait de surprendre ses propos. Le front lisse mais étonnamment étroit, les yeux ardents et rapprochés, la lippe ironique, cette femme, sans être vraiment disgracieuse, était marquée de la laideur qui vient d’une mauvaise âme. Descendante de la famille de Clare, elle avait suivi une assez étrange carrière puisque, belle-sœur de l’ancien amant du roi, le chevalier de Gaveston, exécuté onze ans plus tôt, en 1312, par les barons révoltés, elle était l’épouse de l’amant actuel. Elle trouvait une délectation morbide à servir les amours masculines pour satisfaire ses appétits d’argent comme ses ambitions de puissance. En plus elle était sotte : elle allait perdre sa partie d’échecs pour le seul plaisir de lancer, sur un ton de provocation :

— Échec à la reine… échec à la reine !

Le prince héritier, Édouard, enfant de onze ans au visage fin et allongé, de nature secrète plutôt que timide, et qui tenait presque toujours les yeux baissés, profitait des moindres fautes de sa partenaire et s’appliquait à vaincre.

La brise d’août envoyait par la fenêtre étroite, au cintre rond, des bouffées de poussière chaude ; mais quand le soleil tout à l’heure aurait disparu, une fraîcheur humide s’installerait à nouveau entre les murs épais et sombres du vieux prieuré de Kirkham.

Des bruits de voix nombreuses venaient de la grand-salle du chapitre où le roi tenait son Conseil ambulant.

— Madame, poursuivait le comte de Bouville, je vous consacrerais volontiers tous les jours qui me restent à vivre s’ils pouvaient vous être de quelque service. J’y aurais plaisir, je vous l’assure. Que me reste-t-il à faire en ce bas monde depuis que je suis veuf, sinon employer mes forces à servir les descendants du roi qui fut mon bienfaiteur ? Et c’est près de vous, Madame, que je me retrouve le plus auprès de lui. Vous avez toute sa force d’âme et ses manières de parler, quand il voulait bien le faire, et toute sa beauté, inaccessible au temps. Quand il fut frappé de mort, à quarante-six ans, c’est à peine s’il en paraissait plus de trente. Vous serez ainsi. Dirait-on que vous avez eu ces quatre enfants…

Un sourire éclaira les traits de la reine. Il lui était bon, entourée de tant de haines, de voir un dévouement s’offrir à elle ; il lui était doux, humiliée comme elle l’était dans ses sentiments de femme, d’entendre louer sa beauté, même si le compliment venait d’un gros homme grisonnant aux yeux de vieux chien fidèle.

— J’ai trente et un ans déjà, dit-elle, dont quinze se sont passés de la façon que vous voyez. Cela ne se marque peut-être pas au visage ; mais c’est l’âme qui porte les rides… Moi aussi, Bouville, je vous garderais volontiers près de moi, s’il était possible.

— Hélas, Madame ! Je vois ma mission finir, et sans grand succès. Le roi Édouard me l’a déjà fait entendre, par deux fois, en feignant de s’étonner, puisqu’il avait livré le Lombard au Parlement du roi de France, que je fusse encore là.

Car le prétexte officiel à l’ambassade de Bouville était la demande d’extradition d’un certain Thomas Henry, membre de l’importante compagnie des Scali, de Florence. Ce banquier, ayant affermé certaines terres de la couronne de France, en avait touché les revenus considérables mais sans payer jamais ce qu’il devait au Trésor, et finalement avait fui en Angleterre. L’affaire était sérieuse certes, mais elle aurait fort bien pu se régler par lettre, ou par l’envoi d’un maître des requêtes, sans exiger le déplacement d’un ancien grand chambellan qui siégeait au Conseil étroit. En vérité, Bouville avait été chargé de renouer une autre négociation, plus difficile.

Monseigneur Charles de Valois, oncle du roi de France et de la reine Isabelle, s’était mis en tête, l’année précédente, de marier l’une de ses dernières filles, Marie, au prince Édouard, héritier d’Angleterre. Monseigneur de Valois – qui donc pouvait l’ignorer en Europe ? – était père de sept filles dont l’établissement avait toujours été pour lui l’objet de graves soucis. Ses sept filles lui venaient de trois mariages différents, Monseigneur Charles ayant eu, au cours de son existence agitée, l’infortune de rester deux fois veuf.