Il fallait avoir la cervelle claire pour ne point se perdre dans la confusion de cette descendance, et savoir, par exemple, lorsqu’on parlait de Madame Jeanne de Valois, s’il s’agissait de la comtesse de Hainaut ou bien de la comtesse de Beaumont, c’est-à-dire de la femme, depuis cinq ans, de Monseigneur Robert d’Artois. Car deux des filles, pour tout aider, portaient le même nom. Quant à Catherine, héritière du trône fantôme de Constantinople, et qui était du second lit, elle se trouvait avoir épousé en la personne de Philippe de Tarente, prince d’Achaïe, un frère aîné de la première femme de son père. Un vrai casse-tête !
À présent, c’était la première-née de son troisième mariage que Monseigneur Charles proposait à son petit-neveu d’Angleterre.
Monseigneur de Valois, au début de l’année, avait envoyé une mission composée du comte Henry de Sully, de Raoul Sevain de Jouy et de Robert Bertrand, dit « le chevalier au Vert Lion ». Ces ambassadeurs, pour acquérir les faveurs du roi Édouard II, l’avaient accompagné dans une expédition contre les Écossais ; mais voici qu’à la bataille de Blackmore les Anglais s’étaient enfuis, laissant les ambassadeurs français tomber aux mains de l’ennemi. On avait dû négocier leur délivrance, payer leur rançon ; quand enfin, après tant de désagréables aventures, ils s’étaient trouvés relâchés, Édouard leur avait répondu, de manière dilatoire, évasive, que le mariage de son fils ne pouvait être décidé si vite, que la question était de trop grande importance pour qu’il en tranchât sans l’avis de son Parlement, que le Parlement d’ailleurs serait réuni en juin pour en discuter. Il voulait lier cette affaire à l’hommage qu’il devait rendre au roi de France pour le duché d’Aquitaine… Et puis le Parlement convoqué n’avait même pas été saisi de la question.[12]
Aussi Monseigneur de Valois, impatient, s’était-il servi de la première occasion pour dépêcher le comte de Bouville dont le dévouement à la famille capétienne ne pouvait être mis en doute et qui, à défaut de génie, possédait une bonne expérience de cette sorte de missions. Bouville avait négocié naguère, à Naples, et déjà sur les instructions de Valois, le second mariage de Louis X avec Clémence de Hongrie ; il avait été curateur au ventre de cette reine, après la mort du Hutin. Mais de cette période-là, il aimait peu parler. Il avait également accompli diverses démarches en Avignon, auprès du Saint-Siège ; et sa mémoire était sans défaillance pour tout ce qui touchait aux liens de familles, à l’entrelacs infiniment compliqué des alliances dans les maisons royales. Le bon Bouville se sentait fort dépité de revenir cette fois les mains vides.
— Monseigneur de Valois, dit-il, va se mettre en grand courroux, lui qui avait déjà demandé dispense au Saint-Père pour ce mariage…
— J’ai fait ce que j’ai pu, Bouville, dit la reine, et vous avez dû juger à cela de l’importance qu’on m’accorde. Mais j’en éprouve moins de regret que vous ; je ne souhaite guère à une autre princesse de ma famille de connaître ce que je connais ici.
— Madame, répondit Bouville en baissant davantage la voix, doutez-vous de votre fils ? Il semble avoir pris de vous plutôt que de son père, grâces au Ciel !… Je vous revois au même âge, dans le jardin du palais de la Cité, ou bien à Fontainebleau…
Il fut interrompu. La porte s’était ouverte pour livrer passage au roi d’Angleterre. Celui-ci entra d’un grand pas pressé, la tête rejetée en arrière, et caressant sa barbe blonde d’un geste nerveux qui était chez lui signe d’irritation. Ses conseillers habituels le suivaient, c’est-à-dire les deux Le Despenser, père et fils, le chancelier Baldock, le comte d’Arundel et l’évêque d’Exeter. Les deux demi-frères du roi, les comtes de Kent et de Norfolk, jeunes hommes qui avaient du sang de France puisque leur mère était la propre sœur de Philippe le Bel, faisaient partie de cette suite, mais comme à contrecœur ; il en était de même pour Henry de Leicester, personnage court et carré, aux gros yeux clairs à fleur de visage, surnommé Tors-Col, à cause d’une difformité de la nuque et des épaules qui lui faisait tenir la tête complètement de travers et posait de difficiles problèmes aux armuriers chargés de forger ses cuirasses. On voyait encore, se pressant dans l’embrasure, quelques ecclésiastiques et dignitaires locaux.
— Savez-vous la nouvelle, Madame ? s’écria le roi Édouard s’adressant à la reine. Elle va certes vous contenter. Votre Mortimer s’est échappé de la Tour.
Lady Le Despenser sursauta devant l’échiquier et fit entendre une exclamation indignée comme si l’évasion du baron de Wigmore était pour elle une insulte personnelle.
La reine Isabelle n’avait pas bougé, ni d’attitude ni d’expression ; ses paupières simplement battirent un peu plus vite devant ses beaux yeux bleus, et sa main chercha furtivement, le long des plis de sa robe, la main de Lady Mortimer, comme pour inciter celle-ci à la force et au calme. Le gros Bouville s’était levé et se tenait en retrait, se sentant de trop dans cette affaire qui regardait uniquement la couronne anglaise.
— Ce n’est pas « mon » Mortimer, Sire, répondit la reine. Le Lord de Wigmore est votre sujet davantage, je crois, qu’il n’est le mien, et je ne suis pas comptable des actes de vos barons. Vous teniez celui-ci en geôle ; il a cherché à s’enfuir, c’est la loi commune.
— Ah ! Vous avouez bien par là que vous l’approuvez. Mais laissez donc paraître votre joie, Madame ! Du temps que ce Mortimer daignait se montrer à ma cour vous n’aviez d’yeux que pour lui, vous ne cessiez de vanter ses mérites, et toutes ses félonies à mon endroit, vous les mettiez au compte de sa noblesse d’âme.
— Mais n’est-ce pas vous-même, Sire mon époux, qui m’avez appris à l’aimer, du temps qu’il conquérait, à votre place et au péril de ses jours, le royaume d’Irlande… que vous avez, il semble, grand-peine à tenir sans lui. Était-ce là félonie[13] ?
Un instant démonté par cette attaque, Edouard lança vers sa femme un regard méchant et ne sut que répondre :
— Eh bien, à présent il court, votre ami, il court, et vers votre pays sans doute !
Le roi, tout en parlant, marchait à travers la pièce, pour libérer une agitation inutile. Les bijoux accrochés sur ses vêtements tressautaient à chacun de ses pas. Et les assistants tournaient la tête de droite à gauche, comme à une partie de longue paume, pour suivre son déplacement. Un fort bel homme, certes, le roi Edouard, musclé, alerte, souple, et dont le corps, entretenu par les exercices et les jeux, résistait à l’empâtement de la quarantaine toute proche ; une constitution d’athlète. Mais à l’observer avec plus d’attention, on était frappé par le manque de rides au front, comme si les soucis du pouvoir n’avaient pu s’y inscrire, par les poches qui commençaient à se former sous les yeux, par le dessin effacé de la narine, par la forme allongée du menton sous la barbe légère et frisée, non pas un menton énergique, autoritaire, ni même vraiment sensuel, mais simplement trop grand, tombant trop bas. Il y avait vingt fois plus de volonté dans le petit menton de la reine que dans cette mâchoire ovoïde dont la barbe soyeuse ne parvenait pas à couvrir la faiblesse. La main était molle qui glissait sur le visage, tournoyait en l’air, sans raison, revenait tirer sur une perle cousue aux broderies de la cotte. La voix, qui se voulait, qui se croyait impérieuse, ne donnait d’autre impression que de manquer de contrôle. Le dos, un dos large pourtant, avait de déplaisantes ondulations depuis la nuque jusqu’aux reins, comme si l’épine dorsale eût manqué de solidité. Édouard ne pardonnait pas à sa femme de lui avoir un jour conseillé d’éviter d’offrir le dos aux regards, s’il voulait inspirer le respect à ses barons. Le genou était bien net, la jambe belle ; c’était même là ce que possédait de mieux cet homme si peu fait pour sa charge, et sur lequel une couronne était tombée par une vraie mégarde du sort.
12
Le terme de
Le Parlement français, d’abord ambulant, puis fixé à Paris avant que des parlements secondaires ne fussent par la suite institués en province, était une assemblée judiciaire exerçant le pouvoir de justice sur l’ordre et au nom du souverain. Les membres en étaient d’abord désignés par le roi et pour la durée d’une session judiciaire ; à partir de la fin du XIIIème siècle et au début du XIVème, c’est-à-dire du règne de Philippe le Bel, les maîtres du Parlement furent désignés à vie.
Le Parlement français avait à connaître des grands conflits d’intérêts privés comme des procès opposant des particuliers à la couronne, des procès criminels important à la vie de l’État, des contestations s’élevant à propos de l’interprétation des coutumes et de tout ce qui touchait, en somme, à la législation générale du royaume, y compris même la loi de succession au trône, comme on le vit au début du règne de Philippe V. Mais encore une fois le rôle du Parlement et ses attributions étaient uniquement judiciaires ou juridiques.
La seule puissance politique du Parlement français venait de ce qu’aucun acte royal, ordonnance, édit, grâce, etc., n’était valable sans avoir été enregistré et entériné par ledit Parlement, mais il ne commença vraiment d’user de ce pouvoir de refus que vers la fin du XIVème et le début du XVème siècle, quand la monarchie se trouva affaiblie.
Le Parlement anglais, lui, était une assemblée à la fois judiciaire, puisque les grands procès d’État y étaient évoqués, en même temps que déjà une assemblée politique. Nul n’y siégeait de droit ; c’était toujours une sorte de Grand Conseil élargi où le souverain appelait qui il voulait, c’est-à-dire les membres de son Conseil étroit, les grands seigneurs du royaume, tant laïcs qu’ecclésiastiques, et les représentants des comtés et des villes choisis généralement par les shérifs.
Le rôle politique du Parlement anglais devait à l’origine se borner à une double mission d’information, le roi informant les représentants de son peuple, choisis par lui, des dispositions générales qu’il entendait prendre, et les représentants informant le souverain, par voie de pétition ou d’exposé oral, des desiderata des classes ou des régions administratives auxquelles ils appartenaient.
En théorie, le roi d’Angleterre était seul maître de son Parlement qui restait en somme comme un auditoire privilégié auquel il ne demandait rien d’autre qu’une sorte d’adhésion symbolique et passive aux actes de sa politique. Mais dès que les rois d’Angleterre se trouvèrent dans de graves difficultés, ou bien lorsqu’il leur arriva de se montrer faibles ou mauvais gouvernants, les Parlements qu’ils avaient désignés devinrent plus exigeants, adoptèrent des attitudes franchement délibératives et imposèrent leurs volontés au souverain ; du moins le souverain eût-il à compter avec les volontés exprimées.
Le précédent de la Grande Charte de 1215, imposée à Jean Sans Terre par ses barons, et qui portait en essence le règlement des libertés anglaises, demeura toujours présent à l’esprit des Parlements. Celui qui se tint en 1311 contraignit Édouard II à accepter une charte instituant autour du roi un conseil d’ordonnateurs composé de grands barons élus par le Parlement et qui exerçaient vraiment le pouvoir au nom du souverain.
Édouard II lutta toute sa vie contre ces dispositions, les ayant d’abord refusées puis s’y étant soumis après sa défaite de 1314 par les Écossais. Il ne s’en délivra vraiment, et pour son malheur, qu’en 1322 lorsque, les luttes d’influence ayant divisé les ordonnateurs, il put écraser aux batailles de Shrewsbury et de Boroughbridge le parti Lancastre-Mortimer qui avait pris les armes contre lui.
Rappelons enfin que le Parlement anglais n’avait pas de siège fixe, mais qu’un Parlement pouvait être convoqué par le souverain, ou réclamer d’être convoqué, en toute ville du royaume où le roi se trouvait.
13
En 1318, donc cinq ans plus tôt, Roger Mortimer de Wigmore, nommé Grand Juge et lieutenant du roi d’Angleterre en Irlande, avait battu, à la tête d’une armée de barons des Marches, Edouard Bruce, roi d’Irlande et frère du roi Robert Bruce d’Ecosse. La prise et l’exécution d’Edouard Bruce marquèrent la fin du royaume irlandais. Mais l’autorité anglaise y fut encore pour longtemps tenue en échec.