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Tout à coup, j'en ai eu assez de la sollicitude d'Elizabeth, de celle du directeur. J'en ai eu assez de leur voix concernée, de leurs regards préoccupés. J'ai dit à Elizabeth que je m'envoyais en l'air tous les soirs, dans toutes les positions avec Robert, et que je n'avais plus envie de me prendre la tête avec ces logiciels. L'informatique, ça me gonflait.

Elle m'a dévisagée, à la fois estomaquée et curieuse.

— On déjeune ensemble ? m'a-t-elle proposé, en me voyant prendre ma veste.

Elle devait croire que j'allais tout lui raconter, en détail. Elle en souriait d'avance. Elle attendait ça depuis longtemps. Ensuite, elle raconterait tout à Sandra et à Karine.

J'ai enfilé ma veste, puis je me suis retournée pour la regarder.

— Désolée, mais j'ai rendez-vous avec une amie.

— Une amie ?

Elizabeth a eu l'air étonné. Elle savait bien que je n'avais pas d'amies, à part elle.

— Je la connais ?

Sur le pas de la porte, j'ai lancé, avec une pointe d'effronterie :

— Non, vous ne la connaissez pas. Elle s'appelle Sabrina.

Après ce que j'avais ressenti chez Marie – une espèce de tristesse morbide qui m'a longtemps pesé –, j'avais décidé de ne plus aller devant les autres maisons. Cela me faisait mal, cela me perturbait trop. Je ne savais pas au juste pourquoi. Je m'étais contentée de cet état de fait. Te n'irai plus. Point.

Mais depuis l'incident au travail, et juste après les conversations avec le directeur et avec Elizabeth, j'ai eu comme un déclic. Il fallait que j'aille chez Sabrina. Y aller, c'était une porte de sortie, une échappatoire. Y aller, c'était être en paix avec moi-même. En route, ma rose à la main, je me suis sentie presque heureuse. C'était ainsi que je voulais construire ma vie. Ne plus subir. Agir.

J'avais tout lu sur Sabrina. Elle avait été une des seules victimes qui avait réussi, pendant un temps, à parler à l'homme, et donc à retarder sa propre mort. Elle lui avait offert une cigarette, à boire, ce qui avait d'ailleurs permis de récolter l'ADN du tueur et de le confondre. Elle était étudiante en médecine. Une fille brillante, une fille qui irait loin. C'était ce qu'on devait dire d'elle. Mais l'homme avait fini par s'énerver. Il avait dit au procès qu'elle lui posait trop de questions. Elle était gentille, oui, mais agaçante. Alors il l'avait violée, et il l'avait tuée.

Le jour de la mort de Sabrina, la nuit était douce. Après une fête d'anniversaire, elle avait décidé de rentrer à pied pour prendre l'air. Il l'avait vue, et il l'avait suivie. La même histoire se répétait, pour la quatrième fois. Si Sabrina avait décidé de prendre un taxi ce soir-là, elle n'aurait jamais croisé l'homme. Elle serait sûrement encore en vie. Elle serait devenue psychiatre, elle se serait peut-être mariée, elle aurait eu des enfants.

L'immeuble était ancien, XVIIe peut-être, avec un aspect noble, austère. Une lourde porte cochère patinée par le temps. Elle était ouverte, bloquée par une grosse brique. Je suis entrée dans un vestibule frais, dallé d'un carrelage ancien et irrégulier. Une odeur de cire et d'encaustique. Devant moi, un grand escalier de pierre. Pas d'ascenseur.

Je ne savais pas où se trouvait l'appartement de Sabrina. Où déposer la rose ? Pas de gardienne, cette fois. Personne. J'ai hésité, un pied posé sur une marche. Je n'ai pas osé monter dans les étages. Qu'aurais-je pu y faire ? Sonner et demander à un voisin où la « petite » avait-elle été tuée ? Impossible. Examiner les portes de près pour tenter d'y trouver les traces des scellés ? Tout aussi impensable.

Je n'étais certaine que d'une chose. Sabrina était montée ici, l'homme à ses trousses. Comme Anna, comme Gisèle, comme Marie, c'était sa dépouille qui avait effectué la dernière descente.

Et j'ai pensé, comme chez Marie, à la maman de Sabrina, qui avait dû, pendant la descente silencieuse, suivre l'insoutenable spectacle d'un corps aimé, celui qu'elle avait porté, à présent bâché, perdu à jamais.

J'ai posé la rose sur la première marche de l'escalier, en pensant à cette mère, à cette fille, et je suis partie.

Dans un vieil annuaire datant du début des années 90, j'ai retrouvé le nom et le numéro de téléphone de Sabrina. J'avais cherché par hasard. Les six autres n'y étaient pas. Elle, si. Les feuilles blanches étaient un peu fanées. Elles sentaient le moisi. Malgré moi, j'ai composé le numéro de téléphone. Je m'attendais à entendre une voix métallique me dire que le numéro n'était plus attribué, mais la ligne a sonné normalement. Longtemps. Pas de réponse. Pas de répondeur non plus. Je me suis demandé qui était maintenant l'abonné de ce numéro. Sur l'ordinateur, j'ai cherché le correspondant à l'aide de l'annuaire inversé. Mais l'abonné en question ne souhaitait pas que son nom apparaisse.

Était-il possible que le téléphone sonne toujours dans la chambre où Sabrina avait été tuée ? Peut-être qu'un membre de sa famille était venu habiter là après sa mort. J'ai raccroché, avec le même sentiment de culpabilité. Ça ne servait à rien, de composer l'ancien numéro de Sabrina. Sabrina était morte. Comme Anna, comme les autres.

Dans le métro, en rentrant du bureau, j'étais assise sur la banquette. La voiture était pleine. Autour de moi, il y avait sept personnes. Nous étions huit, deux par banquette. J'ai levé les yeux. Sept femmes, et moi. Sept jeunes filles, toutes d'une vingtaine d'années, chacune plongée dans sa vie. L'une d'elle lisait un roman, l'autre un magazine ; une troisième avait des petits écouteurs dans les oreilles et balançait sa tête au rythme d'une musique qu'elle seule entendait. La quatrième regardait ses ongles, la cinquième somnolait. La sixième, tout contre moi, sentait un parfum sucré, celui d'Elizabeth. « Angel. » La septième griffonnait quelque chose sur un carnet. Sept femmes qui remplissaient chacune son espace sur la banquette. Sept cœurs, sept cerveaux, sept matrices, sept paires de poumons. Sept personnes.

L'homme avait anéanti tout ça. Je mesurais pour la première fois, de façon tangible, l'horreur de son geste. À cause de lui, la banquette m'a semblé dévastée. Vide des sept souffles que j'avais captés, vide des effluves de « Angel », vide d'un walkman, d'un petit carnet, d'un roman, d'un magazine. De tout ce qui tissait une vie au quotidien. De tout ce qui définissait et constituait un être humain. Ce n'étaient plus sept inconnues qui m'entouraient, mais sept cercueils.

Même si ce n'était pas mon arrêt, je suis descendue de la rame. J'ai dû attendre longtemps avant de pouvoir reprendre mes esprits.

Devant chez Adeline, victime numéro cinq, il s'est passé un fait épouvantable. J'étais là depuis quelques minutes, je regardais la façade, toujours à la recherche de la fenêtre qui avait vu le crime, de la fenêtre témoin. J'avais ma rose à la main. Il faisait chaud, lourd, et la rue était déserte. Pas un bruit autour de moi. C'était un immeuble simple, aux volets de fer écaillés. Quelques géraniums aux fenêtres. Un chat qui somnolait sur le rebord de la croisée, au rez-de-chaussée, me surveillait d'un regard indolent.

Que savais-je d'Adeline ? Elle avait été la plus jeune des victimes. À peine dix-sept ans. J'avais lu qu'elle venait d'emménager ici avec son petit ami. Mais le soir de sa mort, le petit ami était rentré plus tard que prévu. Sinon, il aurait peut-être surpris le tueur qui rôdait. J'avais appris tout ça dans les articles glanés sur Internet. Adeline était sortie acheter du beurre et du jambon à l'épicerie du coin. Elle portait une jolie robe à fleurs, en coton. Ses cheveux blonds étaient nattés. Elle était rentrée ici, là où je me tenais à présent, et sans le savoir, elle avait laissé le tueur se faufiler dans son sillage.